STRUCTURES DU FRANÇAIS CONTEMPORAIN
F. de Saussure
Cours de Linguistique Générale
CHAPITRE III
OBJET DE LA LINGUISTIQUE
§ 1. LA LANGUE ; SA DÉFINITION.
Quel est l'objet à la fois intégral et concret de la linguistique ? La question est particulièrement difficile ; nous verrons plus tard pourquoi ; bornons-nous ici à faire saisir cette difficulté.
D'autres sciences opèrent sur des objets donnés d'avance et qu'on peut considérer ensuite à différents points de vue ; dans notre domaine, rien de semblable. Quelqu'un prononce le mot français nu : un observateur superficiel sera tenté d'y voir un objet linguistique concret ; mais un examen plus attentif y fera trouver successivement trois ou quatre choses parfaitement différentes, selon la manière dont on le considère : comme son, comme expression d'une idée, comme correspondant du latin nûdum, etc. Bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait que c'est le point de vue qui crée l'objet, et d'ailleurs rien ne 'nous dit d'avance que l'une de ces manières de considérer le fait. en question soit antérieure ou supérieure aux autres.
En outre, quelle que soit celle qu'on adopte, le phénomène linguistique
présente perpétuellement deux faces*qui se correspondent et dont
l'une ne vaut que par l'autre. Par exemple :
10 Les syllabes qu'on articule sont des impressions acoustiques
perçues par l'oreille, mais les sons n'existeraient pas sans les organes vocaux;
ainsi un n n'existe que par la correspondance de ces deux aspects. On ne
peut donc réduire la langue au son, ni détacher le son de l'articulation buccale
et réciproquement on ne peut pas définir les mouvements des organes vocaux si
l'on fait abstraction de l'impression acoustique (voir p. 63 sv.).
20 Mais admettons que le son soit une chose simple : est-ce lui qui fait le langage ? Non, il n'est que l'instrument de la pensée et n'existe pas pour lui-même. Là surgit une nouvelle et redoutable correspondance : le son, unité complexe acoustico-vocale, forme à son tour avec l'idée une unité complexe, physiologique et mentale. Et ce n'est pas tout encore :
30 Le langage a un côté individuel et un côté social, et l'on ne peut concevoir l'un sans l'autre. En outre :
40 A chaque instant il implique à la fois un système établi et une évolution ; à chaque moment, il est une institution actuelle et un produit du passé. Il semble à première vue très simple de distinguer entre ce système et son histoire, entre ce qu'il est et ce qu'il a été ; en réalité, le rapport qui unit ces deux choses est si étroit qu'on a peine à les séparer. La question serait-elle plus simple si l'on considérait le phénomène linguistique dans ses origines, si par exemple on commençait par étudier le langage des enfants*? Non, car c'est une idée très fausse de croire qu'en matière de langage le problème des origines diffère de celui des conditions permanentes*; on ne sort donc pas du cercle. Ainsi, de quelque côté que l'on aborde la question, nulle part l'objet intégral de la linguistique ne s'offre à nous ; partout nous rencontrons ce dilemme : ou bien nous nous attachons à un seul côté de chaque problème, et nous risquons de ne pas percevoir les dualités signalées plus haut ; ou bien, si nous étudions le langage par plusieurs côtés à la fois, l'objet de la linguistique nous apparaît un amas confus de choses hétéroclites sans lien entre elles. C'est quand on procède ainsi qu'on ouvre la porte à plusieurs sciences — psychologie, anthropologie, grammaire normative, philologie, etc., — que nous séparons nettement de la linguistique, mais qui, à la faveur d'une méthode incorrecte, pourraient revendiquer le langage comme un de leurs objets.*
Il n'y a, selon nous, qu'une solution à toutes ces difficultés : il faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage. En effet, parmi tant de dualités, la langue seule parait être susceptible d'une définition autonome et fournit un point d'appui satisfaisant pour l'esprit.
Mais qu'est-ce que la langue ? Pour nous elle ne se confond pas avec le langage; elle n'en est qu'une partie déterminée, essentielle, il est vrai. C'est à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l'exercice de cette faculté chez les individus. Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social ; il ne se laisse classer dans aucune catégorie des faits humains, parce qu'on ne sait comment dégager son unité.
La langue, au contraire, est un tout en soi et un principe de classification. Dès que nous lui donnons la première place parmi les faits de langage, nous introduisons un ordre naturel dans un ensemble qui ne se prête à aucune autre classification.
A ce principe de classification on pourrait objecter que l'exercice du langage repose sur une faculté que nous tenons de la nature, tandis que la langue est une chose acquise et conventionnelle, qui devrait être subordonnée à l'instinct naturel au lieu d'avoir le pas sur lui.
Voici. ce qu'on peut répondre.
D'abord, il n'est pas prouvé que la fonction du langage, telle qu'elle se manifeste quand nous parlons, soit entièrement naturelle, c'est-à-dire que notre appareil vocal soit fait pour parler comme nos jambes pour marcher.*Les linguistes sont loin d'être d'accord sur ce point. Ainsi pour Whitney, qui assimile la langue à une institution sociale au même titre que toutes les autres, c'est par hasard, pour de simples raisons de commodité, que nous nous servons de l'appareil vocal comme instrument de la langue : les hommes auraient pu aussi bien choisir le geste et employer des images visuelles au lieu d'images acoustiques. Sans doute cette thèse est trop absolue ; la langue n'est pas une institution sociale en tous points semblables aux autres (v. p. 107 sv. et p. 110) ; de plus, Whitney va trop loin quand il dit que notre choix est tombé par hasard sur les organes vocaux ; il nous étaient bien en quelque sorte imposés par la nature. Mais sur le point essentiel, le linguiste américain nous semble avoir raison : la langue est une convention, et la nature du signe dont on est convenu est indifférente. La question de l'appareil vocal est donc secondaire dans le problème du langage.
Une certaine définition de ce qu'on appelle langage articulé pourrait confirmer cette idée. En latin articulus signifie « membre, partie, subdivision dans une suite de choses » ; en matière de langage, l'articulation peut désigner ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives ; c'est dans ce sens qu'on dit en allemand gegliederte Sprache. En s'attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n'est pas le langage parlé qui est naturel à l'homme, mais la faculté de constituer une langue, c'est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes*. Broca a découvert que la faculté de parler est localisée dans la troisième circonvolution frontale gauche ; on s'est aussi appuyé là-dessus pour attribuer au langage un caractère naturel*. Mais on sait que cette localisation a été constatée pour tout ce qui se rapporte au langage, y compris l'écriture, et ces constatations, jointes aux observations faites sur les diverses formes d'aphasie par lésion de ces centres de localisation, semblent indiquer : 10 que les troubles divers du langage oral sont enchevêtrés de cent façons avec ceux du langage écrit ; 20 que dans tous les cas d'aphasie ou d'agraphie, ce qui est atteint, c'est moins la faculté de proférer tels ou tels sons ou de tracer tels ou tels signes que celle d'évoquer par un instrument, quel qu'il soit, les signes d'un langage régulier. Tout cela nous amène à croire qu'au-dessus du fonctionnement des divers organes il existe une faculté plus générale, celle qui commande aux signes, et qui serait la faculté linguistique par excellence. Et par là nous sommes conduits à la même conclusion que plus haut.
Pour attribuer à la langue la première place dans l'étude du langage, on peut enfin faire valoir cet argument, que la faculté — naturelle ou non — d'articuler des paroles ne s'exerce qu'à l'aide de l'instrument créé et fourni par la collectivité ; il n'est donc pas chimérique de dire que c'est la langue qui fait l'unité du langage.
2. PLACE DE LA LANGUE DANS LES FAITS DE LANGAGE*
Pour trouver dans l'ensemble du langage la sphère qui correspond à la langue, il faut se placer devant l'acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole* Cet acte suppose au moins deux individus ; c'est le minimum exigible pour que le circuit soit complet. Soient donc deux personnes, A et B, qui s'entretiennent :
Le point de départ du circuit est dans le cerveau de l'une, par exemple A, où les faits de conscience, que nous appellerons concepts, se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques ou images acoustiques servant à leur expression. Supposons qu'un concept donné déclanche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c'est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d'un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l'image ; puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l'oreille de B : procès purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de l'oreille au cerveau, transmission physiologique de l'image acoustique ; dans le cerveau, association psychique de cette image avec le concept correspondant. Si B parle à son tour, ce nouvel acte suivra — de son cerveau à celui de A — exactement la même marche que le premier et passera par les mêmes phases successives, que nous figurerons comme suit :
Cette analyse ne prétend pas être complète ; on pourrait distinguer encore : la sensation acoustique pure, l'identification de cette sensation avec l'image acoustique latente, l'image musculaire de la phonation, etc. Nous n'avons tenu compte que des éléments jugés essentiels ; mais notre figure permet de distinguer d'emblée les parties physiques (ondes sonores) des physiologiques (phonation et audition) et psychiques (images verbales et concepts). Il est en effet capital de remarquer que l'image verbale ne se confond pas avec le son lui-même et qu'elle est psychique au même titre que le concept qui lui est associé.
Le circuit, tel que nous l'avons représenté, peut se diviser encore :
a) en une partie extérieure (vibration des sons allant de la bouche à l'oreille) et une partie intérieure, comprenant tout le reste :
b) en une partie psychique et une partie non-psychique, la seconde comprenant aussi bien les faits physiologiques dont les organes sont le siège, que les faits physiques extérieurs à l'individu ;
c) en une partie active et une partie passive : est actif tout ce qui va du centre d'association d'un des sujets à l'oreille de l'autre sujet, et passif tout ce qui va de l'oreille de celui-ci à son centre d'association ;
enfin dans la partie psychique localisée dans le cerveau, on peut appeler exécutif tout ce qui est actif (c-- > i) et réceptif tout ce qui est passif (i * c).
Il faut ajouter une faculté d'association et de coordination, qui se manifeste dès qu'il ne s'agit plus de signes isolés ; c'est cette faculté qui joue le plus grand rôle dans l'organisation de la langue en tant que système (voir p. 170 sv.).*
Mais pour bien comprendre ce rôle, il faut sortir de l'acte individuel, qui n'est que l'embryon du langage, et aborder le fait social.
Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s'établira une sorte de moyenne : tous reproduiront, — non exactement sans doute, mais approximativement — les mêmes signes unis aux mêmes concepts.
Quelle est l'origine de cette cristallisation sociale ? Laquelle des parties du circuit peut être ici en cause ? Car il est bien probable que toutes n'y participent pas également.
La partie physique peut être écartée d'emblée. Quand nous entendons parler une langue que nous ignorons, nous percevons bien les sons, mais, par notre incompréhension, nous restons en dehors du fait social.
La partie psychique n'est pas non plus tout entière en jeu : le côté exécutif reste hors de cause, car l'exécution n'est jamais faite par la masse ; elle est toujours individuelle, et l'individu en est toujours le maître ; nous l'appellerons la parole.
C'est par le fonctionnement des facultés réceptive et coordinative que se forment chez les sujets parlants des empreintes qui arrivent à être sensiblement les mêmes chez tous. Comment faut-il se représenter ce produit social pour que la langue apparaisse parfaitement dégagée du reste ? Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C'est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant â une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d'un ensemble d'individus ; car la langue n'est complète dans aucun, elle n'existe parfaitement que dans la masse.*
En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1o ce qui est social de ce qui est individuel ; 20 ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel. *
La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que pour l'activité de classement dont il sera question p. 170 sv.
La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 10 les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code*de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle 20 le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons. *
Il est à remarquer que nous avons défini des choses et non des mots ; les distinctions établies n'ont donc rien à redouter de certains termes ambigus qui ne se recouvrent pas d'une langue à l'autre. Ainsi en allemand Sprache veut dire « langue » et « langage » ; Rede correspond à peu près à « parole », mais y ajoute le sens spécial de « discours ». En latin sermo signifie plutôt « langage » et « parole », tandis que lingua désigne la langue, et ainsi de suite. Aucun mot ne correspond exactement à l'une des notions précisées plus haut ; c'est pourquoi toute définition faite à propos d'un mot est vaine
c'est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses.*
Récapitulons les caractères de la langue :
10 Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une se-te de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu
l'enfant ne se l'assimile que peu à peu *Elle est. si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.
20 La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.
30 Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.
40 La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles ; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images.
§ 3. PLACE DE LA LANGUE DANS LES FAITS HUMAINS. LA SÉMIOLOGIE.
Ces caractères nous en font découvrir un autre plus important. La langue, ainsi délimitée dans l'ensemble des faits de langage, est classable parmi les faits humains, tandis que le langage ne l'est pas.
Nous venons de voir que la langue est une institution sociale ; mais elle se distingue par plusieurs traits des autres institutions politiques, juridiques, etc. Pour comprendre sa nature spéciale, il faut faire intervenir un nouvel ordre de faits.
La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable à l'écriture, à l'alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes.
On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie' (du grec sémeîon, « signe ») *Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. Puisqu'elle n'existe pas encore, on ne peut dire ce qu'elle sera ; mais elle a droit à l'existence, sa place est déterminée d'avance. La linguistique n'est qu'une partie de cette science générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique, et celle-ci se trouvera ainsi rattachée à un domaine bien défini dans l'ensemble des faits humains.
C'est au psychologue à déterminer la place exacte de la sémiologie' ; la tâche du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans l'ensemble des faits sémiologiques. La question sera reprise plus bas ; nous ne retenons ici qu'une chose : si pour la première fois nous avons pu assigner à la linguistique une place parmi les sciences, c'est parce que nous l'avons rattachée à la sémiologie.
Pourquoi celle-ci n'est-elle pas encore reconnue comme science autonome, ayant comme toute autre son objet propre ? C'est qu'on tourne dans un cercle : d'une part, rien n'est plus propre que la langue à faire comprendre la nature du problème sémiologique ; mais, pour le poser convenablement, il faudrait étudier la langue en elle-même ; or, jusqu'ici, on l'a presque toujours abordée en fonction d'autre chose, à d'autres points de vue.
Il y a d'abord la conception superficielle du grand public : il ne voit dans la langue qu'une nomenclature (voir p. 97), ce qui supprime toute recherche sur sa nature véritable.*
Puis il y a le point de vue du psychologue, qui étudie le mécanisme du signe chez l'individu ; c'est la méthode la plus facile, mais elle ne conduit pas au delà de l'exécution individuelle et n'atteint pas le signe, qui est social par nature.
Ou bien encore, quand on s'aperçoit que le signe doit être étudié socialement, on ne retient que les traits de la langue qui la rattachent aux autres institutions, celles qui dépendent plus ou moins de notre volonté ; et de la sorte on passe à côté du but, en négligeant les caractères qui n'appartiennent qu'aux systèmes sémiologiques en général et à la langue en particulier. Car le signe échappe toujours en une certaine mesure à la volonté individuelle ou sociale, c'est là son caractère essentiel ; mais c'est celui qui apparaît le moins à première vue.
Ainsi ce caractère n'apparaît bien que dans la langue, mais il se manifeste dans les choses qu'on étudie le moins, et par contre-coup on ne voit pas bien la nécessité ou l'utilité particulière d'une science sémiologique. Pour nous, au contraire, le problème linguistique est avant tout sémiologique, et tous nos développements empruntent leur signification à ce fait important. Si l'on veut découvrir la véritable nature de la langue, il faut la prendre d'abord dans ce qu'elle a de commun avec tous les autres systèmes du même ordre ; et des facteurs linguistiques qui apparaissent comme très importants au premier abord (par exemple le jeu de l'appareil vocal), ne doivent être considérés qu'en seconde ligne, s'ils ne servent qu'à distinguer la langue des autres systèmes. Par là, non seulement on éclairera le problème linguistique, mais nous pensons qu'en considérant les rites, les coutumes, etc... comme des signes, ces faits apparaîtront sous un autre jour, et on sentira le besoin de les grouper dans la sémiologie et de les expliquer par les lois de cette science.
CHAPITRE IV
LINGUISTIQUE DE LA LANGUE ET LINGUISTIQUE DE LA PAROLE
En accordant à la science de la langue sa vraie place dans l'ensemble de l'étude du langage, nous avons du même coup situé la linguistique tout entière. Tous les autres éléments du langage, qui constituent la parole, viennent d'eux-mêmes se subordonner à cette première science, et c'est grâce à cette subordination que toutes les parties de la linguistique trouvent leur place naturelle.
Considérons, par exemple, la production des sons nécessaires à la parole : les organes vocaux sont aussi extérieurs à la langue que les appareils électriques qui servent à transcrire l'alphabet Morse sont étrangers à cet alphabet ; et la phonation, c'est-à-dire l'exécution des images acoustiques, n'affecte en rien le système lui-même. Sous ce rapport, on peut comparer la langue à une symphonie, dont la réalité est indépendante de la manière dont on l'exécute ; les fautes que peuvent commettre les musiciens qui la jouent ne compromettent nullement cette réalité.*
A cette séparation de la phonation et de la langue on opposera peut-être les transformations phonétiques, les altérations de sons qui se produisent dans la parole et qui exercent une influence si profonde sur les destinées de la langue elle-même. Sommes-nous vraiment en droit de prétendre que celle-ci existe indépendamment de ces phénomènes ? Oui, car ils n'atteignent que la substance matérielle des mots. S'ils attaquent la langue en tant que système de signes, ce n'est qu'indirectement, par le changement d'interprétation qui en résulte ; or ce phénomène n'a rien de phonétique (voir p. 121). Il peut être intéressant de rechercher les causes de ces changements, et l'étude des sons nous y aidera ; mais cela n'est pas essentiel : pour la science de la langue, il suffira toujours de constater les transformations de sons et de calculer leurs effets.
Et ce que nous disons de la phonation sera vrai de toutes les autres parties de la parole. L'activité du sujet parlant doit être étudiée dans un ensemble de disciplines qui n'ont de place dans la linguistique que par leur relation avec la langue.
L'étude du langage comporte donc deux parties : l'une, essentielle, a pour objet la langue, qui est sociale dans son essence et indépendante de l'individu ; cette étude est uniquement psychique ; l'autre, secondaire, a pour objet la partie individuelle du langage, c'est-à-dire la parole y compris la phonation : elle est psycho-physique.
Sans doute, ces deux objets sont étroitement liés et se supposent l'un l'autre : la langue est nécessaire pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets ; mais celle-ci est nécessaire pour que la langue s'établisse ; historiquement, le fait de parole précède toujours. Comment s'aviserait-on d'associer une idée à une image verbale, si l'on ne surprenait pas d'abord cette association dans un acte de parole ? D'autre part, c'est en entendant les autres que nous apprenons notre langue maternelle ; elle n'arrive à se déposer dans notre cerveau qu'à la suite d'innombrables expériences. Enfin, c'est la parole qui fait évoluer la langue : ce sont les impressions reçues en entendant les autres qui modifient nos habitudes linguistiques. Il y a donc interdépendance de la langue et de la parole ; celle-là est à la fois l'instrument et le produit de celle-ci. Mais tout cela ne les empêche pas d'être deux choses absolument distinctes.
La langue existe dans la collectivité sous la forme d'une somme d'empreintes déposées dans chaque cerveau, à peu près comme un dictionnaire dont tous les exemplaires, identiques, seraient répartis entre les individus (voir p. 30). C'est donc quelque chose qui est dans chacun d'eux, tout en étant commun à tous et placé en dehors de la volonté des dépositaires. Ce mode d'existence de la langue peut être représenté par la formule :
1 + 1 + 1 + 1... = I (modèle collectif).
De quelle manière la parole est-elle présente dans cette même collectivité ? Elle est la somme de ce que les gens disent, et elle comprend : a) des combinaisons individuelles, dépendant de la volonté de ceux qui parlent, b) des actes de phonation également volontaires, nécessaires pour l'exécution de ces combinaisons.*
Il n'y a donc rien de collectif dans la parole ; les manifestations en sont individuelles et momentanées. Ici il n'y a rien de plus que la somme des cas particuliers selon la formule :
(1
+ 1' + 1" + 1,,,...).Pour toutes ces raisons, il serait chimérique de réunir sous un même point de vue la langue et la parole. Le tout global du langage est inconnaissable, parce qu'il n'est pas homogène, tandis que la distinction et la subordination proposées éclairent tout.
Telle est la première bifurcation qu'on rencontre dès qu'on cherche à faire la théorie du langage. Il faut choisir entre deux routes qu'il est impossible de prendre en même temps ; elles doivent être suivies séparément.
On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique à chacune de ces deux disciplines et parler d'une linguistique de la parole.*Mais il ne faudra pas la confondre avec la linguistique proprement dite, celle dont la langue est l'unique objet.
Nous nous attacherons uniquement à cette dernière, et si, au cours de nos démonstrations, nous empruntons des lumières à l'étude de la parole, nous nous efforcerons de ne jamais effacer les limites qui séparent les deux domaines.
PREMIÈRE PARTIE
PRINCIPES GÉNÉRAUX
CHAPITRE PREMIER
NATURE DU SIGNE LINGUISTIQUE
§ 1. SIGNE, SIGNIFIÉ, SIGNIFIANT.
Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c'est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. Par exemple :
Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots (sur ce point, voir plus loin, p. 155) ; elle ne nous dit pas si le nom est de nature vocale ou psychique, car arbor peut être considéré sous l'un ou l'autre aspect ; enfin elle laisse supposer que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est bien loin d'être vrai. Cependant cette vue simpliste peut nous rapprocher de la vérité, en nous montrant que l'unité linguistique est une chose double, faite du rapprochement de deux termes.
On a vu p. 28, à propos du circuit de la parole, que les termes impliqués dans le signe linguistique sont tous deux psychiques et sont unis dans notre cerveau par le lien de l'association. Insistons sur ce point.
Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique.* Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique* de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler « matérielle », c'est seulement dans ce se-.' et par opposition à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers. C'est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des « phonèmes » dont ils sont composés. Ce terme, impliquant une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours. En parlant des sons et des syllabes d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image acoustique. Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces, qui peut être représentée par la figure :
Ces deux éléments sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre. Que nous cherchions le sens du mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept « arbre » il est clair que seuls les rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité, et nous écartons n'importe quel autre qu'on pourrait imaginer.
Cette définition pose une importante question de terminologie. Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre », de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie. Quant à signe, si nous nous en contentons, c'est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n'en suggérant aucun autre.*
Le signe linguistique ainsi défini possède deux caractères primordiaux. En les énonçant nous poserons les principes mêmes de toute étude de cet ordre.
§ 2. PREMIER PRINCIPE : L'ARBITRAIRE DU SIGNE.*
Le lien unisssant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.*
Ainsi l'idée de « soeur » n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s—o—r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes : le signifié « boeuf » a pour signifiant b—ô—f d'un côté de la frontière, et o—k—s (Ochs) de l'autre.*
Le principe de l'arbitraire du signe n'est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu'elles n'apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c'est après bien des détours qu'on les découvre, et avec elles l'importance primordiale du principe.*
Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d'expression qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme la pantomime — lui reviennent de droit.* En supposant qu'elle les accueille, son principal objet n'en sera pas moins l'ensemble des systèmes fondés sur l'arbitraire du signe. En effet tout moyen d'expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d'une certaine expressivité naturelle (qu'on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu'à terre), n'en sont pas moins fixés par une règle ; c'est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l'idéal du procédé sémiologique ; c'est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d'expression, est aussi le plus caractéristique de tous ; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier.
On s'est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l'admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il n'est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n'importe quoi, un char, par exemple.*
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité.*
Signalons en terminant deux objections qui pourraient être faites à l'établissement de ce premier principe :
10On pourrait s'appuyer sur les onomatopées*pour dire que le choix du signifiant n'est pas toujours arbitraire. Mais elles ne sont jamais des éléments organiques d'un système linguistique. Leur nombre est d'ailleurs bien moins grand qu'on ne le croit. Des mots comme fouet ou glas peuvent frapper certaines oreilles par une sonorité suggestive ; mais pour voir qu'ils n'ont pas ce caractère dès l'origine, il suffit de remonter à leurs formes latines (fouet dérivé de fàgus hêtre », glas = classicûm) ; la qualité de leurs sons actuels, ou plutôt celle qu'on leur attribue, est un résultat fortuit de l'évolution phonétique.
Quant aux onomatopées authentiques (celles du type glou-glou, tic-tac, etc.), non seulement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu'elles ne sont que l'imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits (comparez le français ouaoua et l'allemand wauwau). En outre, une fois introduites dans la langue, elles sont plus ou moins entraînées dans l'évolution phonétique, morphologique, etc. que subissent les autres mots (cf. pigeon, du latin vulgaire pipis, dérivé lui-même d'une onomatopée) : preuve évidente qu'elles ont perdu quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé.
20 Les exclamations,* très voisines des onomatopées, donnent lieu à des remarques analogues et ne sont pas plus dangereuses pour notre thèse. On est tenté d'y voir des expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la plupart d'entre elles, on peut nier qu'il y ait un lien nécessaire entre le signifié et le signifiant. 11 suffit de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expressions varient de l'une à l'autre (par exemple au français aïe ! correspond l'allemand au !) On sait d'ailleurs que beaucoup d'exclamations ont commencé par être des mots à sens déterminé (cf. diable ! mordieu ! = mort Dieu, etc.).
En résumé, les onomatopées et les exclamations sont d'importance secondaire, et leur origine symbolique en partie contestable.
§ 3. SECOND PRINCIPE ; CARACTÈRE LINÉAIRE DU SIGNIFIANT.*
Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les caractères qu'il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable dans une seule dimension : c'est une ligne.*
Ce principe est évident, mais il semble qu'on ait toujours négligé de l'énoncer, sans doute parce qu'on l'a trouvé trop simple ; cependant il est fondamental et les conséquences en sont incalculables ; son importance est égale à celle de la première loi. Tout le mécanisme de la langue en dépend (voir p. 170). Par opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes, etc.). qui peuvent offrir des complications simultanées sur plusieurs dimensions, les signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps ; leurs éléments se présentent l'un après l'autre ; ils forment une chaîne. Ce caractère apparaît immédiatement dès qu'on les représente par l'écriture et qu'on substitue la ligne spatiale des signes graphiques à la succession dans le temps.
Dans certains cas cela n'apparaît pas avec évidence. Si par exemple j'accentue une syllabe, il semble que j'accumule sur le même point des éléments significatifs différents. Mais c'est une illusion ; la syllabe et son accent ne constituent qu'un acte phonatoire ; il n'y a pas dualité à l'intérieur de cet acte, mais seulement des oppositions diverses avec ce qui est à côté (voir à ce sujet p. 180).
Ch. III
§ 2 La dualité interne et l’histoire de la linguistique.
Depuis que la linguistique moderne existe, on peut dire qu'elle s'est absorbée
tout entière dans la diachronie. La grammaire comparée de l'indo-européen
utilise les données qu'elle a en mains pour reconstruire hypothétiquement un
type de langue antécédent ; la comparaison n'est pour elle qu'un moyen de
reconstituer le passé. La méthode est la même dans l'étude particulière des
sous-groupes (langues romanes, langues germaniques, etc.) ; les états
n'interviennent que par fragments et d'une façon très imparfaite. Telle est la
tendance inaugurée par Bopp ; aussi sa conception de la langue est-elle hybride
et hésitante
D'autre part, comment ont procédé ceux qui ont étudié la langue avant la
fondation des études linguistiques, c'est-à-dire les « grammairiens » inspirés
par les méthodes traditionnelles ? Il est curieux de constater que leur point de
vue, sur la question qui nous occupe, est absolument irréprochable. Leurs
travaux nous montrent clairement qu'ils veulent décrire des états ; leur
programme est strictement synchronique. Ainsi la grammaire de Port-Royal essaie
de décrire l'état du français sous Louis XIV et d'en déterminer les valeurs.
Elle n'a pas besoin pour cela de la langue du moyen âge ; elle suit fidèlement
l'axe horizontal (voir p. 115) sans jamais s'en écarter ; cette méthode est donc
juste, ce qui ne veut pas dire que son application soit parfaite. La grammaire
traditionnelle ignore des parties entières de la langue, telle que la formation
des mots ; elle est normative et croit devoir édicter des règles au lieu de
constater des faits ; les vues d'ensemble lui font défaut ; souvent même elle ne
sait pas distinguer le mot écrit du mot parlé, etc.
On a reproché à la grammaire classique de n'être pas scientifique ; pourtant sa
base est moins critiquable et son objet mieux défini que ce n'est le cas pour la
linguistique inaugurée par Bopp. Celle-ci, en se plaçant sur un terrain mal
délimité, ne sait pas exactement vers quel but elle tend. Elle est à cheval sur
deux domaines, parce qu'elle n'a pas su distinguer nettement entre les états et
les successivités.
Après avoir accordé une trop grande place à l'histoire, la linguistique
retournera au point de vue statique de la grammaire traditionnelle, mais dans un
esprit nouveau et avec d'autres procédés, et la méthode historique aura
contribué à ce rajeunissement ; c'est elle qui, par contrecoup, fera mieux
comprendre les états de langue. L'ancienne grammaire ne voyait que le fait
synchronique ; la linguistique nous a révélé un nouvel ordre de phénomènes ;
mais cela ne suffit pas ; il faut faire sentir l'opposition des deux ordres pour
en tirer toutes les conséquences qu'elle comporte.
§ 3. LA DUALITÉ INTERNE ILLUSTRÉE PAR DES EXEMPLES.
L'opposition entre les deux points de vue — synchronique et diachronique — est
absolue et ne souffre pas de compromis. Quelques faits nous montreront en quoi
consiste cette différence et pourquoi elle est irréductible.
Le latin crispus, « ondulé, crêpé », a fourni au français un radical
crép-, d'où les verbes crépir « recouvrir de mortier », et
décrépir, « enlever le mortier ». D'autre part, à un certain moment, on a
emprunté au latin le mot décrepitus, « usé par l'âge », dont on ignore
l'étymologie, et on en a fait décrépit. Or il est certain qu'aujourd'hui
la masse des sujets parlants établit un rapport entre « un mur décrépi » et « un
homme décrépit », bien qu'historiquement ces deux mots n'aient rien à faire l'un
avec l'autre ; on parle souvent de la façade décrépite d'une maison. Et
c'est un fait statique, puisqu'il s'agit d'un rapport entre deux termes
coexistants dans la langue.