STRUCTURES DU FRANÇAIS CONTEMPORAIN
L'alphabet et les alphabets
Le mot alphabet vient du grec par le biais du latin. Il est formé des noms des deux premières lettres grecques: alpha et bêta, d'ou « alphábetos ». Ce mot. ainsi construit. est passé dans la langue latine « alphabetum » d'où il a été repris par le français et par d'autres langues. Les Romains exprimaient ainsi leur conviction que leur alphabet provenait du grec, ce qui est exact en grande partie. Notre alphabet provient a son tour de l'alphabet latin utilisé par les Romains. Mais ni les Romains ni les Grecs ne sont les inventeurs de l'alphabet.
L'alphabet de n'importe quelle langue est la liste des 20 ou 30 lettres avec lesquelles on peut écrire cette langue. Les lettres sont les signes qui notent les phonèmes, les sons les plus simples dans lesquels se décompose une langue. Théoriquement, et d'un point de vue linguistique, l'inventeur de l'alphabet est celui qui a réussi le premier à faire la décomposition d'une langue dans ses sons les plus simples et qui a créé les signes graphiques pour représenter ces sons ou phonèmes. Il ne faut pas exclure que, comme dans d'autres inventions, l'homme soit parvenu à la décomposition complète de la langue dans ses plus simples phonèmes, ainsi qu'à la notation complète des phonèmes qu'au bout d'essais successifs. Par contre, il est certain que l'homme n'a pas commencé à écrire avec le système le plus simple, mais avec un système pictographique ou idéographique, puis un système syllabique ce qui en soi est plus compliqué. Ce phénomène s'est produit simultanément et de façon autonome dans deux régions différentes: la Mésopotamie et l'Egypte, et a donné lieu à deux systèmes d'écritures. Idéographique d'abord et phonétique ensuite.
Mésopotamie: le territoire de la "tablette" (boue séchée):
Egypte: le territoire du "papyrus" (matière organique):
Nous ne connaissons pas l'auteur de la première décomposition d'une langue en phonèmes ("idéophonie"). ni l'auteur de la première liste de signes graphiques ou lettres. A vrai dire, nous ne connaissons même pas avec certitude le peuple dont il était originaire ni la langue dans laquelle cette invention a été réalisée. On en connaît par contre la région, le Proche‑Orient Ancien, notamment la Syrie‑Palestine et l'époque, le IIe millénaire avant notre ère. On croit déceler des essais d'alphabétisation d'une langue dans des groupes d'inscriptions comme celles appelées «protosinaïques» du côté de l'Égypte ou celles appelées «protocananéennes», ou encore quoique plus difficilement dans les pseudo hiéroglyphes de Byblos. Mais toutes ces inscriptions sont encore de nos jours indéchiffrées. Elles pourraient témoigner des différents essais pour parvenir à l'alphabet. C'est l'avis de certains savants (dans cette éventualité on pourrait situer l'apparition de l'alphabet entre 1800 et 1500 av J.‑C. -- protosinaïque XVIe av. J.-C. / Ugaritique XIIIe av. J.-C.) mais nous ne pouvons pas l'affirmer avec certitude. Par contre, nous pouvons affirmer avec certitude et d'un point de vue historique, la réalisation dans la deuxième moitié du lle millénaire av. J.‑C., de deux alphabets dans la région syro‑palestinienne: I'alphabet cunéiforme d'Ugarit et l'alphabet linéaire de Phénicie.
L’alphabet cunéiforme d’Ugarit
Evolution du cunéiforme
L'alphabet
L'alphabet cunéiforme d'Ugarit compte 30 lettres écrites en «cunéiforme» c'est‑à‑dire au moyen de signes constitués par la trace d'un poinçon que l'on appuie sur l'argile fraîche et qu'on laisse traîner en formant un sillon. L'ensemble de cette trace ressemble a un clou que l'on aurait mis a plat sur l'argile, d'où le nom attribué postérieurement à ce système «cunéiforme» (de « cunei » = clous, en forme de clou). Depuis 1929, on a trouvé a Ras Shamra, ancienne ville d'Ugarit en Syrie, quelque 2000 textes de tous genres (mythes, légendes, rituels, lettres, contrats, listes comptables, documents économiques) écrits avec cet alphabet. Ces textes remontent aux XIVe et XIIIe siècles av. J.‑C. L'alphabet était donc d'usage courant au XIVe siècle ce qui fait remonter son invention à une date antérieure. Cet alphabet cunéiforme a été utilisé pour écrire des langues très diverses. A part l'ugaritique, langue du même groupe linguistique que l'hébreu, l'araméen ou le phénicien, et pour laquelle semble avoir été inventé cet alphabet, d'autres langues ont fait usage dans une moindre mesure du même alphabet. Ainsi on a trouvé a Ugarit même, des textes akkadiens et hittites écrits en alphabet cunéiforme. Or ces langues sont normalement écrites à l'aide des cunéiformes syllabiques. Cela montre bien qu'il ne faut pas confondre l'alphabet ou système de notations des phonèmes avec la langue ou les langues qui peuvent faire usage de cet alphabet. A Ugarit même, et ailleurs, on a connu cet alphabet cunéiforme raccourci en 22 signes. La documentation existant jusqu'à présent, plutôt modeste, permet quand même de conclure que l'usage de cet alphabet n'était pas limité aux confins du royaume d'Ugarit mais qu'il s'étendait vers le sud, vers la Palestine. On a ainsi trouvé des textes à Oadesh sur l'Oronte, à Tell Soukas, à Kamid el‑Loz, au Mont Tabor, à Sarepta et à Beth Shemesh.
Dans le système alphabétique, chaque lettre note un son. Quand une lettre disparaît d'un alphabet sa disparition témoigne de la disparition du son qu'elle notait. Un phénomène bien connu des linguistes est celui de deux sons différents à l'origine, qui dans la pratique de la langue, se rapprochent et finissent par se confondre. La confusion de deux sons en un seul entraîne à la longue la disparition d'un des signes ou lettres qui notait les deux sons différenciés. C'est ce qui semble s'être produit. L'alphabet court semble témoigner ainsi d'une simplification phonétique des langues qu'il notait.
L'alphabet linéaire Phénicien.
Vers la fin du XIIe siècle av. J.‑C., on utilise dans la région de Phénicie, le Liban actuel, un alphabet linéaire de 22 signes voué à un grand avenir. On retrouve depuis le début dans l'alphabet phénicien le phénomène du raccourcissement. De plus. il s'agit d'un alphabet linéaire. "Linéaire" s'oppose ici a cunéiforme. Quand on dit linéaire, on ne pense pas à la disposition des mots en une ligne mais au trace de la forme de la lettre, au «ductus ». Ses signes sont des lignes droites ou courbes, mais des lignes, dessinées à l'aide d'une plume ou d'un pinceau trempé dans l'encre et se déplaçant sur une surface relativement plate, papyrus comme en Égypte, ou ostracon qui étaient les supports ordinaires de l'écriture. Cette différence de support pourrait être à l'origine du passage du cunéiforme au linéaire. Le papyrus étant bio‑dégradable dans un climat humide comme celui du Liban, la majeure partie de la documentation en langue phénicienne a disparu. Il ne nous reste que les inscriptions sur matière noble comme le bronze, ou la pierre, supports de l'écriture qui défient plus facilement l'action du temps et du climat Les Phéniciens, commerçants s'il en fut, et navigateurs, ont voulu faire voyager leur alphabet et après discussion et une décision collective, l'alphabet phénicien a été modifié pour se conformer aux formes géométriques fondamentales pn¢. Ce système universel a ensuite a été emprunté par d'autres langues du sous-continent. Avec l'alphabet phénicien, on a écrit dans l'Antiquité l'araméen ancien, I'hébreu ancien, le moabite, le punique, etc. Il a également inspiré d'autres peuples autour de la Méditerranéedans la création de leur propre alphabet. Ainsi I'alphabet phénicien semble être à la base de l'inspiration des Grecs. Puis par le biais des Grecs et des Romains, il est arrivé jusqu'à nous. Dans notre alphabet, il y a encore des traits décelables de son origine phénicienne, lointaine il est vrai. Ainsi le ® devient A. Le 9 devient 6 = b. La lettre a pivoté sur elle‑même dans les deux cas. Le fait que l'alphabet phénicien soit à l'origine de notre alphabet également linéaire, lui a acquis une aura auprès de tous les représentants de la culture, historiens et autres, à laquelle aucun autre alphabet ne peut prétendre. Le fait aussi que l'alphabet phénicien soit connu depuis plus de deux siècles tandis que l'alphabet ugaritique (ou ougaritique) n'est connu que depuis cinquante ans lui donne une autorité qu'il est difficile de combattre. Et pourtant. dans l'état actuel de nos connaissances l'alphabet ugaritique cunéiforme est documenté et attesté deux siècles avant le linéaire phénicien. L'histoire générale de l'écriture dans cette région montre que l'on est passé du pictographique au cunéiforme et probablement de ce dernier au linéaire. Le passage du pictographique au cunéiforme fait que certains savants postulent l'existence d'un alphabet sémitique avec des traces pictographiques, antérieur à celui d'Ugarit L'alphabet cunéiforme et l'alphabet linéaire ont pu naître simultanément dans la meilleure des suppositions. Mais on ne peut pas présenter un seul argument ni document en faveur d'un passage du linéaire au cunéiforme.
L'usage d'une écriture cunéiforme ou linéaire pourrait tenir plus au support utilisé pour l'écriture qu'à n'importe quelle autre raison. En fait l'argile fraîche se prête à une écriture cunéiforme et pas du tout, ou très difficilement, à une écriture linéaire, tandis que le papyrus est apte à recevoir une écriture linéaire et inapte pour l'écriture cunéiforme Par ailleurs les archéologues, les épigraphistes, les philologues, les historiens savent bien à quel point il faut toujours être prudent dans les affirmations. A n'importe quel moment, et cela arrive périodiquement une nouvelle fouille peut nous apporter des données, jusque‑là insoupçonnées, qui modifient notre vision des choses. Puis, il faut se rappeler que d'autres alphabets ont surgi à d'autres moments de l'histoire de l'humanité dans d'autres régions et indépendamment des alphabets décrits ici, par exemple, l'alphabet ibérique pour ne citer qu'un exemple bien connu. L'alphabet est né ici ou là quand l'homme en a senti le besoin et que ce besoin a rencontré les circonstances favorables à sa réalisation. Ces circonstances restent difficiles à préciser dans le cas de l'alphabet comme dans le cas d'autres inventions. On pense non sans raison aux besoins du commerce et de la communication, aux conditions économiques, politiques et même culturelles et psychologiques. Quant à sa diffusion, il y a parmi les savants ceux qui mettent en avant les motivations commerciales; d'autres pensent plutôt aux guerres, tandis que d'autres préfèrent voir dans la religion le véhicule de l'expansion de l'alphabet comme de l'écriture. Les trois facteurs ont contribué à la diffusion de l'écriture à un moment ou à un autre de l'histoire, mais en ce qui concerne l'alphabet, I'impératif commercial et éventuellement les rapports diplomatiques, me semblent avoir constitué les éléments déterminants.
L'alphabet a été l'outil nécessaire à la démocratisation du savoir. Retenir dans la mémoire vingt ou trente signes est à la portée de tous Se rappeler de quelque cinq cents signes avec des valeurs différentes était l'exclusivité d'une élite. Cette élite d'ailleurs était généralement rattachée aux temples. Passer d'un système de quelques cinq cents signes avec des valeurs différentes à un système de 30 ou 22 signes est un progrès de l'humanité. Et pourtant, on sait combien de siècles il a fallu à l'histoire humaine pour que cet outil, comme tant d'autres inventions, devienne la propriété de tout un peuple, et de tous les peuples.
Pour certaines reproductions et parties du texte: © Naissance de l'écriture, Paris: Ministère de la culture/Musée nationaux, 1982.