STRUCTURES DU FRANÇAIS CONTEMPORAIN

    LE LANGAGE A L'AGE  CLASSIQUE

Noam Chomsky. La Linguistique cartésienne, ch. 2

Structure profonde et structure de surface.

 

Nous l'avons observé : l'étude de l'aspect créateur que comporte l'utilisation du langage se développe à partir de l'hypothèse selon laquelle les procès linguistiques et mentaux sont virtuellement identiques; le langage fournit leurs moyens premiers tant à la libre expression de la pensée et du sentiment, qu'au fonctionnement de l'imagination créatrice. La plus grande partie des recherches sur la grammaire, tout au long de cette période que nous appelons celle de la « linguistique cartésienne », procède de cette même hypothèse. La Grammaire de Port-Royal, par exemple, commence l'examen de la syntaxe en observant qu'il existe « trois opérations de notre esprit : concevoir, juger, raisonner» (p. 27) et que la troisième ne concerne pas la grammaire (elle est traitée dans la Logique de Port-Royal, publiée deux ans plus tard, en 1662). De la façon dont les concepts se combinent en jugements, la Grammaire déduit ce qu'elle estime être la forme générale de toutes les grammaires possibles; puis elle entreprend d'élaborer cette structure sous-jacente universelle, en considérant « la manière naturelle en laquelle nous exprimons nos pensées » (p. 30). La plupart des tentatives ultérieures pour développer un schéma de grammaire universelle adoptent cette même perspective.

Le Hermes de James Harris, moins marqué par la Grammaire de Port-Royal que la plupart des oeuvres du XVIIe siècle, raisonne aussi à partir de la structure des procès mentaux pour en arriver à la structure du langage, mais il le fait d'une façon un peu différente. En général, affirme-t-il, quand un homme parle, « sa Parole ou son Discours publie quelque Énergie ou Mouvement de son âme» (p. 223). « Les pouvoirs de l'âme » sont de deux types généraux : la perception (qui met en cause les sens et l'intellect) et la volition (la volonté, les passions, les appétits, « tout ce qui pousse à l'Action, rationnelle ou irrationnelle », cf. p. 224). Il s'ensuit qu'il existe deux sortes d'actes linguistiques : « publier une Perception des Sens ou de l'Intellect », c'est-à-dire affirmer, et « publier des volitions », c'est-à-dire interroger, ordonner, prier, ou souhaiter (p. 224). Le premier type de phrases sert à « nous déclarer à autrui ». Le second à amener autrui à nous satisfaire. Dans cette perspective, on peut analyser à nouveau les phrases de volition en termes de besoin soit « d'informer la perception », soit de « satisfaire la volition » (désignant par là respectivement les modes de l'interrogation et de la requête); et la requête est analysée à son tour en termes d'impératifs ou de prières (selon que l'on s'adresse à des inférieurs ou des non-inférieurs). Dans la mesure où l'interrogation et la requête servent à « satisfaire un besoin », ces deux types « appellent une réponse », une réponse verbale ou active s'il s'agit de la requête, verbale seulement s'il s'agit de l'interrogation (p. 293 s.). Ainsi donc, c'est une certaine analyse des procès mentaux qui fournit un cadre à l'analyse des types de phrases.

Développant la distinction fondamentale entre le corps et l'esprit, la linguistique cartésienne présume, de façon caractéristique, que le langage a, de son côté, deux aspects. Il est possible, en particulier, d'étudier un signe linguistique du point de vue des sons qui le constituent et des caractères qui représentent ces signes, ou du point de vue de leur « signification », à savoir de « la manière dont les hommes s'en servent pour signifier leurs pensées » (Grammaire générale et raisonnée, p. 5). C'est en des termes similaires que Cordemoy énonce le but qu'il s'est fixé (op. cit., Préface) : « Je fais en ce discours un discernement exact de tout ce qu'elle [la Parole] tient de l'Aine, et de tout ce qu'elle emprunte du Corps. » De même, Lamy commence son traité de rhétorique en établissant une distinction entre « l'âme des paroles » (c'est-à-dire « ce qu'elles ont de spirituel », « ce qui nous est particulier » : la capacité d'exprimer « les idées »), et « leur corps » (« ce qu'elles ont de corporel », « ce que les oyseaux qui imitent la voix des hommes ont de commun avec nous », autrement dit « les sons, qui sont les signes de ses idées »).

En bref, le langage a un aspect interne et un aspect externe. On peut étudier une phrase à partir de la façon dont elle exprime une pensée ou à partir de sa forme physique, en d'autres termes, du point de vue de l'interprétation sémantique ou du point de vue de l'interprétation phonétique.

Pour user d'une terminologie récente, nous pouvons distinguer « la structure profonde » d'une phrase de sa « structure de surface ». La première est la structure abstraite et sous-jacente qui détermine l'interprétation sémantique; la seconde est l'organisation superficielle d'unités qui détermine l'interprétation phonétique et qui renvoie à la forme physique de l'énoncé effectif, à sa forme voulue ou perçue. Or, nous pouvons formuler en ces termes une seconde conclusion fondamentale de la linguistique cartésienne : il n'est pas nécessaire que la structure profonde et la structure de surface soient identiques. L'organisation sous-jacente d'une phrase, sujette à une interprétation sémantique, ne se révèle pas nécessairement dans l'agencement effectif et le tour donné aux parties qui la composent.

Cette remarque est énoncée avec une clarté toute particulière dans la Grammaire de Port-Royal : là même où, pour la première fois, on voit la conception cartésienne développée avec une perspicacité et une subtilité admirables. La forme principale de la pensée. En dehors de ses origines cartésiennes, la théorie du langage de Port-Royal, avec la distinction qu'elle établit entre structure profonde et structure de sur(mais non la seule, cf. p. [41], infra) est le jugement, par lequel on affirme quelque chose à propos de quelque chose d'autre. Son expression linguistique est la proposition, dont les deux termes sont « le sujet, qui est ce dont on affirme », et « l'attribut, qui est ce qu'on affirme » (p. 29). Le sujet et l'attribut peuvent être simples, comme dans la terre est ronde, ou complexes (« composés »), comme dans un habile magistrat est un homme utile à la République ou Dieu invisible a créé le monde visible. Bien plus, dans des cas comme ceux-ci, le sujet complexe et l'attribut complexe

enferment, au moins dans notre esprit, plusieurs jugemens dont on peut faire autant de propositions : Comme, quand je dis, Dieu invisible a créé le monde visible, il se passe trois jugemens dans mon esprit renfermés dans cette proposition. Car je juge : 1. Que Dieu est invisible. 2. Qu'il a créé le monde. 3. Que le inonde est visible. Et de ces trois pro-positions, la seconde est la principale et l'essentielle de la proposition. Mais la première et la troisième ne sont qu'incidentes, et ne font que partie de la principale, dont la première en compose le sujet, et la seconde l'attribut (p. 68).

En d'autres termes, la structure profonde sous-jacente à la proposition Dieu invisible a créé le monde visible consiste en trois propositions abstraites, chacune exprimant un certain jugement simple, même si la forme de surface n'exprime que la structure sujet-attribut. Bien entendu, cette structure profonde n'est qu'implicite; elle n'est pas exprimée, mais seulement représentée dans l'esprit :

Or, ces propositions incidentes sont souvent dans nostre esprit, sans estre exprimées par des paroles, comme dans l'exemple proposé (i. e.,

Dieu invisible a créé le monde visible p. 68).

Il est parfois possible d'exprimer la structure profonde de façon plus explicite, dans la forme de surface, « comme quand je réduis le mesme exemple à ces termes : Dieu QUI est invisible a créé le monde QUI est visible» (p. 68-69). Mais la structure profonde constitue une réalité mentale sous-jacente - un accompagnement mental de l'énoncé -, que la forme de surface de l'énoncé produit lui corresponde directement, point par point, ou non.

En général, les constructions du type : nom, avec, mis en apposition, un nom, un adjectif ou un participe, ont pour base une structure profonde renferment une proposition relative ; «... toutes ces façons de parler enferment le relatif dans le sens, et se peuvent résoudre par le relatif » (p. 69). On peut rencontrer la même structure profonde réalisée de façons différentes dans différentes langues, ainsi : video canem currentern en latin et je voy un chien qui court en français (p. 69-70). La position du pronom relatif dans la « proposition incidente » est déterminée par une règle qui convertit la structure profonde en structure de surface. C'est ce qui apparaît, par exemple, dans des phrases telles que Dieu que j'ayme, Dieu par qui le monde a esté créé. Dans ces cas-là,

on met tousjours le relatif à la tête de la proposition (quoy que selon le sens il ne deust estre qu'à la fin) si ce n'est qu'il soit gouverné par une préposition [au quel cas] la préposition précède au moins ordinairement (p. 71).

Dans le cas de chacune des phrases que nous venons de considérer, la structure profonde consiste en un système de propositions qu'on ne retrouve pas directement, et point par point, dans l'objet physique effectivement produit. Pour former une phrase réelle à partir d'un tel système sous-jacent de propositions élémentaires, nous appliquons certaines règles (en termes modernes : des transformations grammaticales). Dans les exemples que nous venons de voir, la règle que nous appliquons met en tête le pronom relatif, qui prend la place du nom de la proposition incidente (en même temps que la préposition qui le précède, s'il y en a une). On peut ensuite choisir de supprimer le pronom relatif et du même coup supprimer la copule (comme dans Dieu invisible), ou changer la forme du verbe (comme dans canis currens). Finalement, on doit, dans certains cas, changer l'ordre nom-adjectif (comme dans un habile magistrat) .

La structure profonde, qui exprime le sens, est — affirme-t-on — commune à toutes les langues, car elle n'est que le reflet des formes de la pensée. Les règles transformationnelles qui convertissent la structure profonde en structure de surface peuvent être différentes d'une langue à l'autre. La structure de surface, qui est l'aboutissement de ces transformations, n'exprime pas directement les rapports de signification existant entre les mots, sauf bien sûr dans les cas les plus simples. C'est la structure profonde, sous-jacente à l'énoncé effectif, purement mentale, qui véhicule le contenu sémantique de la phrase. Néanmoins, cette structure profonde est liée aux phrases réelles en ceci que chacune des propositions abstraites qui la composent (dans les cas que nous venons de considérer) pourrait être directement réalisée sous la forme d'un jugement composé d'une seule proposition.

La théorie des propositions essentielles et incidentes, comme éléments constitutifs de la structure profonde, est complétée dans la Logique de Port-Royal par une analyse plus détaillée des relatives. On y développe une distinction entre les relatives explicatives (non restrictives ou appositives) et les déterminatives (restrictives). Cette distinction se fonde sur une analyse préalable de la « compréhension » et de l'« extension » des « idées universelles », soit, en termes modernes, une analyse de la signification et de la référence. La compréhension d'une idée est l'ensemble des attributs essentiels qui la définissent, et tout ce qui peut en être déduit; son extension est l'ensemble des objets qu'elle dénote :

J'appelle compréhension de l'idée, les attributs qu'elle enferme en soi, et qu'on ne peut lui ôter sans la détruire, comme la compréhension de l'idée du triangle enferme extension, figure, trois lignes, trois angles, et l'égalité de ces trois angles à deux droits, etc.

J'appelle étendue de l'idée, les sujets à qui cette idée convient, ce qu'on appelle aussi les inférieurs d'un terme général, qui à leur égard est appelé supérieur, comme l'idée du triangle en général s'étend à toutes les diverses espèces de triangles (p. 59).

En utilisant ces notions, nous pouvons distinguer les « explications », comme Paris, qui est la plus grande ville de l'Europe et l'homme, qui est mortel, des « déterminations », telles que : les corps transparais, les hommes savans ou un corps qui est transparant, les hommes qui sont pieux (p. 65, 66, 122).Cette addition se peut appeler seulement explication quand elle ne fait que développer ou ce qui était enfermé dans la compréhension de l'idée du premier terme, ou du moins ce qui lui convient comme un de ses accidents, pourvu qu'il lui convienne généralement et dans toute son étendue...

L'autre sorte d'addition qu'on peut appeler détermination est quand ce qu'on ajoute à un mot général en restreint la signification, et fait qu'il ne se prend plus pour ce mot général dans toute son étendue, mais seulement pour une partie de son étendue (p. 65-66).

Dans le cas d'une relative explicative, la structure profonde sous-jacente implique effectivement le jugement exprimé par cette relative, quand son pronom relatif est remplacé par son antécédent. Par exemple, la phrase les hommes, qui furent créés pour connaître et aimer Dieu... implique que les hommes furent créés pour connaître et aimer Dieu. La relative explicative possède donc les propriétés essentielles d'un rapport de conjonction. Mais ceci n'est évidemment pas vrai d'une relative restrictive (détermination). Ainsi, quand nous disons les hommes qui sont pieux sont charitables, nous n'affirmons ni que les hommes sont pieux ni qu'ils sont charitables. En énonçant cette proposition,

l'esprit joignant ensemble l'idée de pieux avec celle d'homme, et en faisant une idée totale, juge que l'attribut de charitable convient à cette idée totale. Et ainsi tout le jugement qui est exprimé dans la proposition incidente, est seulement celui par lequel notre esprit juge que l'idée de : pieux n'est pas incompatible avec celle d'homme et qu'ainsi il peut les considérer comme jointes ensemble, et examiner ensuite ce qui leur convient selon cette union (p. 122).

De même, considérez l'expression : La doctrine qui met le souverain bien dans la volupté du corps, laquelle a été enseignée par Épicure, est indigne d'un Philosophe. Elle contient le sujet La doctrine qui... enseignée par Epicure, et le prédicat indigne d'un Philosophe. Le sujet est complexe, puisqu'il contient la relative restrictive qui met le souverain bien dans la volupté du corps, et la relative explicative laquelle a été enseignée par Epicure. Dans cette dernière, le pronom relatif a pour antécédent l'expression complexe la doctrine qui met le souverain bien dans la volupté du corps; et étant donné que la relative laquelle a été enseignée par Épicure est explicative, la phrase originelle implique que la doctrine en question fut enseignée par Épicure. En revanche, le pronom relatif de la proposition restrictive ne saurait être remplacé par son antécédent, la doctrine, pour former une affirmation impliquée par toute la phrase : une nouvelle fois, la phrase complexe, contenant la relative restrictive et son antécédent, exprime une idée unique complexe, formée à partir des deux idées de doctrine et d'identification entre souverain bien et plaisir sensuel du corps. Toute cette information doit être représentée dans la structure profonde de la phrase originelle, selon la théorie de Port-Royal, et l'interprétation sémantique de cette phrase doit se faire selon le mode qu'on vient d'indiquer, en utilisant ladite information (p. 122-123).

Suivant la théorie de Port-Royal, une relative restrictive a pour base une proposition, alors même que cette proposition n'est pas affirmée quand on utilise la relative à l'intérieur d'une expression complexe. Et, comme on l'a vu plus haut, ce qui est affirmé dans une expression telle que les hommes qui sont pieux, n'est rien de plus que la compatibilité des idées constitutives. Il s'ensuit que dans l'expression les esprits qui sont quarrés sont plus solides que ceux qui sont ronds, nous pouvons justement dire que la relative est «fausse» en un certain sens, puisque 1' « idée de quarré » n'est pas compatible avec « l'idée d'esprit pris pour le principe de la pensée » (p. 127).

Ainsi, les phrases contenant des relatives explicatives et restrictives ont pour base des systèmes de propositions (c'est-à-dire des objets abstraits, qui constituent la signification des phrases); mais la façon dont elles sont liées entre elles est différente dans le cas d'une explicative, où le jugement sous-jacent est effectivement affirmé, et dans le cas d'une déterminative, où la proposition obtenue en remplaçant le pronom relatif par son antécédent n'est pas affirmée, mais constitue plutôt, ensemble avec ce nom, une seule idée complexe.

Ces remarques sont sûrement correctes, dans leur essence, et doivent être reprises dans toute théorie syntactique qui tente de préciser la notion de « structure profonde », de formuler et d'étudier les principes qui lient structure profonde et organisation de surface. Bref, ces observations doivent être reprises d'une manière ou d'une autre dans toute théorie concernant la grammaire générative transformationnelle. Une telle théorie se préoccupe précisément des règles qui spécifient les structures profondes et les lient aux structures de surface, et des règles d'interprétation sémantique et phonologique qui s'appliquent respectivement aux structures profondes et aux structures de surface. En d'autres termes, il s'agit, dans une large mesure, d'élaborer et de formaliser des notions qui sont implicites et parfois clairement formulées dans les passages que nous venons de considérer. A bien des égards, il me semble fort juste de voir essentiellement dans la théorie de la grammaire générative transformationnelle, telle qu'elle se développe dans les travaux actuels, une version moderne et plus explicite de la théorie de Port-Royal.

Dans la théorie de Port-Royal, le pronom relatif qui apparaît dans la forme de surface n'a pas toujours la double fonction d'être mis pour un nom et de relier des propositions. Il peut être « dépouillé de la nature de pronom » et n'avoir ainsi à jouer que le second rôle. Par exemple, pour des phrases telles que je suppose que vous serez sage et je vous dis que vous avez tort, nous constatons que, dans la structure profonde, « ces propositions, vous serez sage, vous avez tort, ne font que partie des propositions entières : je suppose, etc., je vous dis, etc... » (Grammaire, p. 73).

La Grammaire poursuit en cherchant à démontrer que les constructions infinitives jouent dans le système verbal le même rôle que les relatives dans le système nominal, et fournissent un moyen d'élargir le système verbal en y incorporant des propositions entières : « l'Infinitif est entre les autres manières du Verbe, ce qu'est le Relatif entre les autres pronoms » (p. 111-112); comme le pronom relatif, « l'Infinitif a par-dessus l'affirmation du Verbe ce pouvoir de joindre la proposition où il est à une autre » (p. 112). Ainsi le sens de scio malum esse fugiendum est véhiculé par une structure profonde qui a pour base les deux propositions exprimées par les phrases scio et malum est fugiendum. La règle transformationnelle, en termes modernes, qui forme la structure de surface de la phrase, remplace est par esse, tout comme les transformations qui forment des phrases telles que Dieu (qui est) invisible a créé le monde (qui est) visible effectuent diverses opérations de substitution, de ré-arrangement et de suppression sur les systèmes de propositions sous-jacents. « Et de là est venu qu'en François nous rendons presque toujours l'infinitif par l'indicatif du Verbe, et la particule que. Je sçay que le mal est à fuir... » (p. 112). Dans ce cas, il se peut que l'identité de la structure profonde pour le latin et le français, soit quelque peu obscurcie par le fait que ces deux langues obtiennent les formes de surface en utilisant des opérations transformationnelles légèrement différentes.

La Grammaire continue en soulignant qu'on peut analyser de la ] même façon le discours indirect. Si la proposition sous-jacente enchâssée est interrogative, la règle transformationnelle introduit la particule si plutôt que que, comme dans on m'a demandé si je pouvais faire cela, où le « discours qu'on rapporte » est Pouvez-vous faire cela? En fait, il n'est pas toujours nécessaire d'ajouter une particule, un simple changement de personne suffit comme dans Il m'a demandé : Qui estes-vous, qui peut donner Il m'a demandé; qui j'estois (p. 113).

Pour résumer les lignes principales de la théorie de Port-Royal : une phrase possède un aspect mental interne (une structure profonde, qui véhicule son sens) et un aspect physique externe qui a la forme d'une séquence de sons. Les liaisons significatives de la structure profonde ne sont pas nécessairement révélées par l'analyse de la structure de surface en membres de phrase : ni par une marque formelle, ni par l'ordre effectif des mots. Et pourtant, la structure profonde est représentée dans l'esprit au moment où l'énoncé physique est produit. La structure profonde consiste en un système de propositions organisées de différentes façons. Les propositions élémentaires qui constituent la structure profonde sont du type sujet-prédicat, avec des sujets simples et des prédicats simples (c'est-à-dire des catégories, au lieu de syntagmes plus complexes). Nombre de ces objets élémentaires peuvent être réalisés indépendamment, sous forme de phrases. Il n'est pas juste de dire en général que les jugements élémentaires qui constituent la structure profonde sont affirmés quand est prononcée la phrase qui en est l'expression; c'est en ce sens, par exemple, qu'il y a des différences entre les relatives explicatives et déterminatives. Pour produire effectivement une phrase à partir de la structure profonde qui véhicule la pensée ainsi exprimée, il faut appliquer les règles de transformation qui réordonnent, remplacent ou suppriment des éléments de la phrase. Certaines de ces règles sont obligatoires, d'autres sont facultatives. Ainsi Dieu qui est invisible a créé le monde qui est visible est distinct de sa paraphrase Dieu invisible a créé le monde visible, obtenue par une opération de suppression facultative; mais la transformation qui consiste à substituer un pronom relatif à un nom, puis à mettre le pronom en tête, est obligatoire.

Ces développements rendent compte des seules phrases fondées sur des jugements. Mais ceux-ci, encore qu'ils constituent la principale forme de la pensée, ne sont pas la seule « opération de nostre esprit » et « on y doit encore rapporter les conjonctions, disjonctions, autres semblables opérations de nostre esprit; et tous les autres mouvemens de nostre âme; comme les désirs, le commandement, l'interrogation, etc. » (p. 29). On signifie pour une part ces autres « formes de pensée » par des particules spéciales telles que non, vel, si, ergo, etc. (p. 137-138). Mais aussi bien, en ce qui concerne ces types de phrases, une identité de structure profonde peut être masquée par une divergence des moyens transformationnels grâce auxquels sont formées les phrases effectives, porteuses du message qu'on a voulu transmettre. L'interrogation constitue l'un de ces cas. En latin, la particule interrogative ne « n'a point d'objet hors de nostre esprit, mais marque seulement le mouvement de nostre âme, par lequel nous souhaittons de sçavoir une chose » (p. 138). Quant au pronom interrogatif, «ce n'est autre chose qu'un pronom, auquel est jointe la signification de ne, c'est-à-dire qui, outre qu'il tient la place d'un nom, comme les autres pronoms, marque ce mouvement de nostre âme, qui veut sçavoir une chose et qui demande d'en estre instruitte » (p. 138). Mais on peut signifier ce « mouvement de l'âme » autrement qu'en ajoutant une particule, par exemple par une inflexion de la voix, ou par une inversion de l'ordre des mots, comme en français, où le sujet pronominal est « transporté » derrière l'indicateur de la personne du verbe (conservant ainsi l'accord de la forme sous-jacente). Ces divers procédés servent tous à réaliser la même structure profonde (p. 138-139).

Il faut noter que la théorie des structures profondes et de surface, telle qu'elle est développée dans les études linguistiques de Port-Royal, comporte implicitement des procédés récursifs, et permet ainsi une utilisation infinie des moyens finis qu'elle expose, comme se doit toute théorie adéquate du langage. Nous voyons, de plus, dans les exemples donnés, que les procédés récursifs remplissent certaines conditions formelles qui ne sont pas a priori nécessaires. Dans les cas anodins tels que la conjonction et la disjonction, ou dans les cas plus intéressants dont nous avons traité à propos des propositions relatives et infinitives, la seule méthode pour étendre les structures profondes consiste à ajouter des propositions entières de la forme fondamentale sujet-prédicat. Les règles transformationnelles de suppression, ré-arrangement, etc. ne jouent aucun rôle pour la création de structures nouvelles. Dans quelle mesure les grammairiens de Port-Royal étaient-ils conscients ou curieux de ces propriétés de leur théorie? La question demeure bien sûr ouverte.

En termes modernes, nous pouvons formaliser cette conception en décrivant la syntaxe d'une langue à partir de deux systèmes de règles : un système de base qui engendre les structures profondes, et un système transformationnel qui les applique dans des structures de surface. Le système de base se compose de règles qui engendrent les relations grammaticales sous-jacentes selon un ordre abstrait (règles de réécriture d'une grammaire syntagmatique); le système transformationnel se compose de règles de suppression, de réarrangement, d'adjonction, etc. Les règles de la base permettent d'introduire de nouvelles propositions (c'est-à-dire qu'on trouve des règles de réécriture de la forme : A --> ... S... où S est le symbole initial de la grammaire syntagmatique qui constitue la base); il n'existe pas d'autres procédés récursifs. Parmi les transformations, on trouve celles qui forment les interrogatives, les impératives, etc. chaque fois que la structure profonde l'a ainsi indiqué (c'est-à-dire quand la structure profonde représente au moyen d'une notation appropriée l' « acte mental » correspondant).

Apparemment, la grammaire de Port-Royal est la première à développer de façon à peu près claire la notion de structure syntagmatique. Il est donc intéressant de remarquer qu'elle établit très clairement l'inadéquation de la description syntagmatique pour représenter la structure syntactique, et qu'elle fait allusion à une forme de grammaire transformationnelle qui est, à bien des égards, proche de celle que nous étudions activement aujourd'hui.

l'esprit de la Logique, cette analyse s'appliquerait aussi bien si l'objet n'avait qu'un référent, par exemple, Brutus a tué César.

Cette analyse joue un rôle dans la théorie du raisonnement élaborée plus loin dans la Logique. Elle est employée pour développer ce qui est en fait une théorie partielle des relations, permettant d'étendre la théorie du syllogisme à des arguments auxquels elle ne serait pas applicable autrement. On souligne ainsi (p. 206-207) qu'il est évidemment juste d'inférer de la loi divine commande d'honorer les rois et Louis XIV est roi que la loi divine commande d'honorer Louis XIV, bien que telle quelle, et superficiellement, cette inférence ne constitue aucunement une « figure » valable. Si l'on considère Rois comme « le sujet d'une autre proposition enveloppée » dans la phrase originale, si l'on a recours à la transformation passive, et si l'on décompose par d'autres moyens encore la phrase originale en ses composants propositionnels sous-jacents, on peut finalement réduire le raisonnement à une figure valide en Barbara.

C'est pour la même raison qu'ailleurs, dans la Logique, les phrases sont réduites à leur structure profonde sous-jacente. Par exemple, Arnauld observe (p. 208) que la phrase Il y a peu aujourd'hui de pasteurs qui soient prêts de donner leur vie pour leurs brebis, en dépit de son apparence affirmative, « contient implicitement la phrase négative plusieurs des pasteurs d'aujourd'hui ne sont pas prêts à donner leur vie pour leurs brebis ». Il insiste à plusieurs reprises sur le fait qu'en général, à une « apparence » affirmative ou négative, peut ou correspondre ou ne pas correspondre un sens (c'est-à-dire une structure profonde) identique. En un mot, la « forme logique » réelle d'une phrase peut différer entièrement de sa forme grammaticale de sur-

face.

Si nous quittons la conception générale de la structure grammaticale pour nous occuper de cas d'analyse grammaticale particuliers, nous rencontrons dans la grammaire de Port-Royal de nombreuses tentatives pour développer la théorie des structures profondes et de surface. C'est ainsi qu'on y analyse les adverbes comme nés (pour la plupart) du « désir que les hommes ont d'abréger le discours », donc comme des formes elliptiques de la construction préposition-nom, par exemple sapienter pour cum sapienta ou hodie pour in hoc die (p. 88). De même, on y analyse les verbes comme porteurs implicites de la copule sous-jacente qui exprime l'affirmation; donc, là encore, nés du désir d'abréger l'expression même de la pensée. Le verbe est alors « un mot dont le principal usage est de signifier l'affirmation : c'est-à-dire de marquer que le discours où ce mot est employé, est le discours d'un homme qui ne conçoit pas seulement les choses, mais qui en juge et qui les affirme » (p. 90). Employer un verbe, c'est accomplir l'acte d'affirmer, et pas seulement se référer à une affirmation, en tant qu' « objet de notre pensée », comme lorsque nous employons « quelques noms qui signifient aussi l'affirmation; comme affirmans, affirmatio » (p. 90). Ainsi, la phrase Petrus vivit ou Pierre vit a le sens de Pierre est vivant (p. 91) et dans la phrase Petrus affirmat, « affirmat est la même chose que est affirmans » (p. 98). Il s'ensuit que dans la phrase affirmo (où sujet, copule et attribut sont tous abrégés en un seul mot), deux affirmations sont exprimées : l'une qui porte sur l'acte d'affirmer du locuteur, l'autre sur l'affirmation qu'il attribue (à soi-même en l'occurrence). De même, « le verbe nego.contient une affirmation et une négation » (p. 98).

A travers les remarques faites dans le cadre défini plus haut, ce que les grammairiens de Port-Royal avancent, c'est qu'une structure profonde sous-jacente à une phrase telle que Pierre vit ou Dieu aime les hommes (Logique, p. 114) contient une copule exprimant l'affirmation, et un prédicat (vivant, aimant les hommes) attribué au sujet de la proposition. Les verbes constituent une sous-catégorie de prédicats; ils sont sujets à une transformation qui les amène à se fondre avec la copule en un seul mot.

Cette analyse des verbes est poursuivie dans la Logique, où il est affirmé (p. 120) qu'en dépit des apparences de la surface, les phrases avec un verbe transitif et son objet « peuvent être appelées complexes, et qu'elles contiennent en quelque manière deux propositions ». C'est ainsi que nous pouvons contredire de deux façons la phrase Brutus a tué un tyran en disant soit que Brutus n'a jamais tué personne, soit que la personne que Brutus a tuée n'était pas un tyran. Il s'ensuit que la phrase exprime la proposition que Brutus a tué quelqu'un qui était un tyran, et la structure profonde doit refléter ce fait.