STRUCTURES DU FRANÇAIS CONTEMPORAIN
LES NIVEAUX DE LANGUE
Qu'est-ce que le français? Que recouvre effectivement la notion de "langue française" lorsque l'on dit "J'étudie (je parle, j'enseigne) le français"? Ou encore, dans quel cas peut-on dire de quelqu'un qu'il ne parle pas (ou parle mal) français"?
En France, d'une région à l'autre, les habitudes phonétiques, phonologiques (par exemple le [r] apical des Bourguignons, opposé au [R] dorsal de la majorité des Français) et les règles de grammaire standard ne sont pas les mêmes. Également, l'habitant du Nord de la France peut considérer le français parlé par un habitant du Sud comme "exotique", "régional", ou même incompréhensible.
A l'intérieur même de Paris, le français parlé par les habitants des Xllle et XXe arrondissements (quartiers considérés comme 'populaires'), est différent de celui qui est parlé par les habitants du XVle ou du Vlle arrondissement.
La langue française, en tant que telle, subit également des modifications dues au contact direct avec d'autres langues ("contamination"). En Alsace, par exemple, le verbe "nettoyer" se dit "putzer" par référence à l'allemand. Plus généralement, à toutes les époques, des mots étrangers sont entrés dans la langue française, avec ou sans modification. "Bifteck" est une 'naturalisation' du mot anglais
"beef steak", "ingénierie" du mot anglais "engineering"; par contre, des mots comme "marketing", "drugstore", "football" sont des importations directes. « Baladeur », « caméscope » etc. sont des néologismes destinés à résister à l’emprunt, naturalisé ou pas.Tout prouve que le français n'est pas une langue figée et homogène, mais qu'au contraire elle se modifie et évolue sans cesse. Ceci explique pourquoi on lui reconnaît plusieurs NIVEAUX.
I. LA LANGUE
La distinction principale, en français, se fait entre LA LANGUE ORALE et la LANGUE ECRITE.
En parlant, je dis: "On n'écrit pas comme on parle", par contre, si j'écris cette phrase, elle devient: "Nous n'écrivons pas comme nous parlons". "Nous" considéré comme plus correct, remplace "on" dans la langue écrite, etc. A l'intérieur de cette distinction fondamentale ECRIT/ORAL, il existe des sous-catégories:
ÉCRIT
1.La langue académique: -- la langue littéraire
-- langue des manifestations officielles <<
2.La langue surveillée: -- langue juridique
-- langue administrative
-- langue scientifique
-- langue épistolaire
ORAL
1 .La langue familière: -- Langue courante de tous les jours
2. La langue populaire -- C'est une langue simplifiée qui dispose d'un vocabulaire limité (1500 à 3000 mots) et d'une syntaxe restreinte. Les nuances d'expression sont ainsi réduites au minimum et le peu de structures syntaxiques et morphologiques rend parfois les énoncés fautifs.
3. L’argot -- A l'origine une langue spécialisée utilisée par un segment anti-social de la société ('milieu'). Par extension, on appelle ainsi une langue très altérée, à structures non grammaticales et disposant d'un vocabulaire particulier.
4. Le jargon: -- Souvent confondu avec l'argot. En fait, il s'agit de la langue particulière d'une classe professionnelle ou sociale: le jargon des médecins, des avocats, etc.
D'une manière générale, la langue commune emprunte surtout à la langue familière, mais bien souvent, dans le discours, on retrouve ensemble des éléments empruntés à plusieurs niveaux de langue; ce qui prouve que ces distinctions ne sont pas rigides.
Toutefois, on peut dire que le bon usage correspond aux catégories de la langue écrite ; la langue familière correspondrait à l’usage. Les autres catégories sont considérées comme non standard.
En France, les couches sociales, beaucoup plus nombreuses et diversifiées qu'aux Etats-Unis, sont nettement distinctes. Ainsi, selon que l'on manifeste tel ou tel niveau de langue, on est aussitôt classé comme appartenant à tel ou tel groupe social. Le niveau de correction de la langue n'indique pas, dans une conversation, le degré de familiarité des interlocuteurs, mais leur appartenance à tel ou tel groupe social.
DISTINCTIONS ÉLÉMENTAIRES ENTRE LES NIVEAUX
Vocabulaire : Certains termes qui semblent des synonymes appartiennent en fait à des niveaux de langue différents:
épouse/femme; trépas / mort; courroux / colère ; se vêtir / s'habiller; convier / inviter; etc.
Morphologie: Dans la langue écrite on se sert généralement du PASSE SIMPLE, dans la langue orale on utilise bien souvent le PASSE COMPOSE
écrit: Je vins le voir
oral : J'ai été le voir / Je suis venu le voir
La langue parlée utilise plus le semi-auxiliaire ALLER pour former le FUTUR
écrit: Nous viendrons oral : Nous allons venir
La langue parlée évite les verbes de la 3e conjugaison en
-oir qui ont des bases verbales trop différentes au profit de créations lexicales sur le modèle de la première conjugaison en -er.Infinitif: émouvoir - Participe passé: ému Infinitif: émotionner - Participe passé: émotionné
Syntaxe: La langue écrite se sert de la subordination pour marquer les rapports logiques, la langue orale, bien souvent, les supprime:
écrit: Parce qu'il a plu hier, je ne suis pas sorti. oral: Il a plu hier, je ne suis pas sorti.
La langue écrite se sert du subjonctif après les verbes qui expriment négativement une pensée, la langue parlée se sert de l'indicatif futur:
écrit: Je ne pense pas qu'il vienne. oral: Je ne pense pas qu'il viendra.
Phonétique:
~
[o ] 4 [ ] ] saute / sotte [œ] 4 [« ] un / pain
pause / pose [œ] 4 [i ] peur/ peu
[
a] 4 [ a] pâte / patte [e] 4 [« ] serai / seraistâche / tache
-- [l] [R] disparaissent entre consonnes occlusives [k]
-- [li] devient une semi-consonne [j] « million »
-- [sm] 4 [zm] cynisme
-- disparition des liaisons optionnelles: le troi[z] avril
Accent prosodique 4 accent d’intensité (émotif)
\ \
Je le trouve très sympathique Je le trouve très sym-pathique
II.
CONDITIONS D'UTILISATIONIndépendamment du classement du français en "oral" et «écrit», et compte tenu du fait que la langue française est une langue vivante en constante évolution, il existe des particularités d'emploi dues à l'usage qui répondent à trois conditions d'utilisation:
- le temps,
- le type d'utilisateur,
- le type d'utilisation.
TEMPS
Le français, tel qu'on le trouve dans les textes de Rabelais était parfaitement compréhensible pour ses contemporains qui pouvaient également saisir le fait que l'auteur n'hésitait pas à créer un certain nombre de néologismes (les nouveaux mots). Pour nous, cependant, ces nuances ont disparu entre mots courants à l'époque et créations spécifiques. Toutefois, Rabelais était un grand novateur en matière de vocabulaire. Ainsi, en s'inspirant des dérivations en usage à son époque, à partir du mot "fouasse" (une sorte de galette ou pain plat), il tire "fouassier": celui qui fait des "fouasses". Le processus de dérivation en -ier pour désigner celui qui a un rapport avec un produit, une activité, un objet, était très usité à l'époque; ainsi, le nom marbre donne marbrier: celui qui travaille le marbre. Aujourd'hui, ce type de dérivation est moins utilisé et on préfère la dérivation en -eur; ainsi: avion, aviateur, etc. Pourtant le mot marbrier est encore utilisé; on a ainsi dans la langue française des traces de formations anciennes et des formations plus récentes. Ces mots anciens et ces formations grammaticales anciennes sont des archaïsmes.
Certains archaïsmes ne se retrouvent plus que dans des expressions toutes faites: - prendre la poudre d'escampette
- les neiges d'antan
- il est à sa merci
- de gré ou de force
- courir le guilledou.
Des structures grammaticales que l'on trouve dans les textes du XVIe ou du XVIIe siècle ne sont plus correctes aujourd'hui:
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face. Il faut qu'absolument mon désir s'accomplisse.
De même, la langue étant en constante évolution, on voit apparaître de nouveaux mots qui correspondent à de nouvelles réalités (techniques ou autres). Ainsi, les mots suivants sont-il le résultat de nouveautés technologiques; ce sont des néologismes lexicaux:
- un supersonique - un logiciel - un lecteur de disquette - un satellite - une imprimante - un astronaute - un cossmmmonaute
- un spationaute - une chaîne hifi - un téléviseur - le blanchiment
- un magnétoscope - un nominé - surligner - un camescope
Le néologisme n'est pas limité aux seuls mots, il arrive aussi que le néologisme porte sur la structure syntaxique et soit donc ainsi considéré par les puristes de langue comme "une faute". J'ai déjà cité le cas du verbe émotionner, citons aussi "être en phase avec quelqu'un".
II existe aussi, en face de ces créations nouvelles, une réutilisation de termes qui avaient vieilli et qui sont repris dans un sens nouveau. Le mot communauté qui n'était plus guère employé que pour décrire le type de vie en commun menée par les moines ou pour décrire l'association des pays européens (La Communauté Européenne), a été réactualisé en français dans les années 60; ce mot qui datait du Moyen-Age a servi à décrire le type de vie menée, par exemple, par les "hippies"; dans cet emploi, il est redevenu d'usage courant. De même le mot chemin, qui, dans le vocabulaire informatique signifie un ensemble de fichiers réunis dans le même ensemble de mémoire. A l'inverse, certains termes conservent seulement un sens parmi tous les sens qu'ils peuvent avoir (polysémie) et les autres disparaissent complètement. Ainsi, dans l'édition du dictionnaire Le Petit Larousse de 1961, 700 sens de mots conservés ont été supprimés et 5000 mots ont été purement et simplement éliminés par rapport à l'édition précédente.
Dans certains cas, le mot a été amputé d'un sens qui a été donné à un autre mot. Ainsi, au XVIIIe siècle, on utilisait le terme manufacture opposé au mot atelier. La manufacture était un endroit où travaillaient de nombreux employés alors que dans l'atelier, il n'y avait que quelques personnes. On a ainsi la manufacture des Gobelins (tapis), la manufacture de Sèvres (porcelaine). Le XIXe siècle introduit la notion de fabrique pour indiquer que le travail n'est plus fait à la main mais avec des machines (le radical
manu- [main] de manufacture n'était donc plus approprié). Le XXe siècle invente le terme usine pour indiquer un type de production industrielle et on voit apparaître les dérivations: usiner, usinage, comme on avait dérivé fabriquer et fabrication au XlXe siècle. Remarquons, en passant, que le processus de dérivation n'est pas le même: au XIXesiècle on utilise le suffixe en -ation et au XXe siècle, le suffixe en -age pour indiquer l'action qui s'accomplit.
Ce changement de mot usuel est aussi vrai pour les expressions. A une certaine époque on utilisait l'expression "C'est chic!" pour indiquer que quelque chose était très bien. Rapidement, cette expression a pris une valeur morale destinée a décrire "une belle action": "C'est très chic de sa part d'avoir...". En conséquence l'expression s'est dévalorisée et on l'a remplacée par "c'est bath" (40), "c'est dans le vent" (50), "c'est extra" (60), "c'est super" , "c'est chouett"' (70). Aujourd'hui on préfère, chez les jeunes, des expressions construites avec le préfixe hyper qui indique le superlatif: "c'est hyperdingue!!". D'autres changement dus au temps sont le résultat d'une contamination par une langue étrangère (en général l'anglais), on les appelle des emprunts. Ces mots sont repris tels quels à la langue étrangère ou sont naturalisés:
- naturalisé: un bifteck (beefsteak), un breaker (break dancer), un disc-jockey
- tel quel: un jean, un sponsor, le rap, le jogging, cocooning, sushi, pole position
UTILISATEUR
Un certain nombre de caractéristiques du parler individuel (de la PAROLE, donc) tiennent à certaines surdéterminations liées à la personne:
- GÉOGRAPHIQUE: Tout d'abord, même parfois chez les gens cultivés, on constate qu'il y a une certaine persistance de l'accent de la région d'origine. Mais plus la catégorie socio-culturelle du locuteur est élevée, plus les racines géographiques disparaissent.
- SOCIALE: Comme je l'ai déjà indiqué, une meilleure éducation implique un degré de sophistication linguistique plus élevé et une meilleure maîtrise de la langue. On a également remarqué que chez les enfants des classes sociales privilégiées, les structures syntaxiques sont plus complexes que chez les enfants des autres milieux. Cet avantage est présumément dû à une pratique orale plus développées dans les premières années de la formation linguistique.
- BIOLOGIQUE: L'âge, le sexe de la personne jouent également un rôle tout particulièrement dans le choix des clichés mélioratifs ou péjoratifs (jurons, images, etc.). Selon le sexe de la personne les conditions physiologiques des articulateurs peuvent varier en fonction d’un environnement médical, sanitaire, etc.
LES CONDITIONS D'UTILISATION
Les circonstances immédiates, le cadre, le type de relation entretenue entre le locuteur et l'adlocuteur, ont une importance fondamentale et pour une partie importante ces constituants pragmatiques déterminent le type de langue utilisée.
Ainsi le mot anglais « speaker » peut se rendre en français avec des termes variés déterminés par le contexte dans lequel le terme apparaît : « locuteur », « parleur », « intervenant ». « conférencier », etc.
Il fgaut aussi noter que la structure de la phrase est destinée à changer selon le type de rapport interpersonnel. Le linguiste américain Martin Joos a ainsi distingué 5 modes de relation entre deux interlocuteurs (dans une situation de classe):
Guindé (Frozen) Je vous serai reconnaissant de bien vouloir vous taire Mlle Une telle (Unetelle).
Recherché (Formal) Voudriez-vous bien vous taire Mlle Une telle.
Moyen (Consultative) Voulez-vous vous taire Mlle Une telle. (Colloquial )
Familier (Casual) Mlle Une telle, taisez-vous!
Intime (Intimate) Charlotte, tais-toi!
Il convient, bien sûr, d'adapter ces différents niveaux aux différents niveaux de langue étudiés dansla première partie :le niveau familier pouvant évidemment devenir plus populaire ou argotique.
D'un point de vue plus général, il faut donc remarquer que la langue française comporte des modèles d'utilisation très stricts et que tout changement apporté à ces structures produit un effet stylistique qui est analysable et qui peut avoir une valeur expressive. Toute variation est stylistiquement significative d'un point de vue DÉNOTATIF ou CONNOTATIF.
On considère généralement que la théorie des actes de langage est née avec la publication posthume en 1962 d'un recueil de conférences données en 1955 par John Austin, How to do Things with Words. Le titre français de cet ouvrage, Quand dire, c'est faire (1970), illustre parfaitement l'objectif de cette théorie : il s'agit en effet de prendre le contre-pied des approches logiques du langage et de s'intéresser aux nombreux énoncés qui, tels les questions ou les ordres, échappent à la problématique du vrai et du faux. Dire « Est-ce que tu viens ? » ou « Viens ! » conduit à accomplir, à travers cette énonciation, un certain type d'acte en direction de l'interlocuteur (en lui posant une question ou en lui donnant un ordre).
Les énoncés auxquels Austin s'est intéressé en tout premier lieu sont les énoncés dits performatifs. Un énoncé performatif, par le seul fait de son énonciation, permet d'accomplir l'action concernée : il suffit à un président de séance de dire « Je déclare la séance ouverte » pour ouvrir effectivement la séance. L'énoncé performatif s'oppose donc à l'énoncé constatif qui décrit simplement une action dont l'exécution est, par ailleurs, indépendante de l'énonciation : dire « J'ouvre la fenêtre » ne réalise pas, ipso facto, l'ouverture de la fenêtre, mais décrit une action. L'énoncé performatif est donc à la fois manifestation linguistique et acte de réalité.
Les exemples d'énoncés performatifs sont nombreux : « Je jure de dire la vérité », « Je te baptise », « Je parie sur ce cheval », « Je t'ordonne de sortir », « Je vous promets de venir », etc. Dans le détail, l'identification et la caractérisation des énoncés performatifs se heurte à un certain nombre de difficultés. D'une part, les performatifs ne sont tels que dans des circonstances précises, car ils doivent répondre à des conditions de « succès » : seul le président devant l'assemblée réunie peut dire avec effet « Je déclare la séance ouverte ».
Mais l'expression n'est performative que si la personne a réellement l'intention de faire l'acte et si les différents protagonistes respectent des critères d'authenticité : dans notre exemple, le locuteur doit être compétent, il doit y avoir deux destinataires, etc. Le contexte ou plutôt les contextes, qu’ils soient spatial, temporel, ou, à une échelle plus large, économique, social, politique, culturel, juridique, ne sont pas négligeables. Par exemple, prononcée lors d'un dîner privé cette phrase a moins de chance d’avoir un impact sur le statut des individus. Elle ne serait donc pas performative. Il faut donc ici prendre en compte, en plus des différents contextes d’énonciation, le concept de la définition de la situation, élaboré par le sociologue et psychosociologue William Isaac Tomas : une situation sociale correspond à la définition qu’en font les participants.
John Langshaw Austin nous parle également d’une forme de stigmatisation par les mots, qui se réalise par le biais de l'étiquetage performatif. En nommant les choses on leur donne une certaine existence, une identité. On peut faire un parallèle ici avec l’invention, au XIXe siècle, de l’homosexualité comme pathologie par l’institution qu’est la psychiatrie. La sexualité est alors saisie par les psychiatres. Quand le terme « homosexualité » existe, s’ensuit une production de souffrance car la société condamne les homosexuels et leurs pratiques. Les individus se sentent investis d’une identité et essayent alors de s’en débarrasser. Le fait de nommer, d’identifier revient alors à contrôler. En effet, le pouvoir des experts de la sexualité en Occident a alors une efficacité performative, dans le sens où elle peut transformer l’interlocuteur. Cette efficacité va lier l'existence à la désignation faite par les scientifiques et entraîner une mise en conformation de la personne par rapport au discours. C’est d’ailleurs ce que nous confirme Peter L. Berger en affirmant que « ce qui se « fait » réellement en psychanalyse, c’est qu’une nouvelle identité est construite. »
Dans « Quand dire, c'est lier » (Nouveaux
Actes Sémiotiques, 1993), Albert Assaraf propose de
voir les performatifs, et plus généralement les actes de
langage, comme des signes ayant la particularité « de
lier et de délier» les hommes :
Un performatif, écrit-il, c’est un modèle interactif qui se réifie sous forme de signes. Si les autres signes lient et informent à la fois, un performatif ne véhicule aucune information sur le monde. Un performatif, c’est du lien à l’état pur, totalement dépourvu d’objet dynamique.
Même un assertif comme informer n’apporte, souligne Albert Assaraf, « aucun renseignement sur le réel ». À preuve, l’énoncé « Je t’informe que je t’informe » n’informe sur rien du tout. Et l’énoncé « Je t’informe que e = mc2 » ne doit son caractère informationnel qu’à la formule e = mc2, en rien au performatif informer.
« Je t’informe... » est un énoncé, dit-il, éminemment paradoxal qui lie et délie tout en niant qu’il lie et délie. « Je t’informe... » n’agit pas autrement qu’un « neutron » face à la censure de l’axe intérieur/extérieur et de l’axe haut/bas de mon interlocuter[.
Pour étayer ses propos, Albert Assaraf relève le défi dans « Tous les performatifs en deux forces : introduction au système JP »[», paru en 2011 à l'Université du Québec, de classer les actes de langage recensés par Austin juste en combinant les deux uniques constituants de la relation : la jonction et la position. D'où système JP (J pour jonction, P pour position).
John Searle
Le philosophe du langage américain John Searle, dans La Construction de la réalité sociale, sorti en 1995, affirme de façon généralisée que les actes de langage fabriquent les réalités sociales, distinctes des réalités naturelles (physiques, etc.), et sur lesquelles reposent des institutions (religieuses, civiles) et des conventions (jeux). Pour Searle, le performatif n’est que la façade linguistique de quelque chose de plus profond : la construction des réalités sociales. Cette façade linguistique peut être interprétée à la manière dont Guillaume Courty envisage le langage, c’est-à-dire en tant que cadres des connaissances. Cet auteur se réfère alors à Peter L. Berger et Thomas Luckmann quand ils affirment que « tout corps de connaissances en vient à être socialement établi en tant que réalité ». Ces deux auteurs envisagent et prônent une sociologie dont le langage ne doit pas légitimer l’ordre existant.
Toutes les choses qui existent en tant qu’institutions, à tous les niveaux de la vie sociale, sont des constructions qui se réalisent à travers des activités performatives fondamentales. La parole permet donc de performer des créations, et de leur donner une véritable fonction sociale. Un billet de banque n’existe que parce que l’on dit et l’on croit que l’argent existe. De même un leader politique ou un professeur d’université ne peuvent remplir leurs fonctions que par la reconnaissance orale collective d’un statut. En effet, selon Peter L. Berger l’identité est tout sauf naturelle, elle est entretenue par « des actes de reconnaissance sociale ». C’est ainsi que pour cet auteur, la société créée les individus dont elle a besoin, et il rejette donc le fait de penser que la société a « les hommes qu’elle mérite ». Outre les exemples du leader politique ou du professeur, on peut également se référer à l’illustration mise en avant par ce sociologue, celle d’un individu qui devient prisonnier du jour au lendemain. S’il n’y a pas cette reconnaissance sociale autour de lui pour lui rappeler son identité antérieure à l’emprisonnement, il va alors se comporter, se conformer à sa nouvelle identité de prisonnier. De la même façon qu’avec le phénomène de la performativité, on retrouve le fait de produire une réalité.
Toute réalité sociale repose sur des actes performatifs et des « croyances partagées », c’est-à-dire, les représentations collectives qui façonnent nos manières de penser à l’échelle individuelle, et ce, souvent inconsciemment. Ainsi les idées, la pensée sont contrôlées par le contexte social et culturel, et en sont partiellement dépendantes. Et c’est un des fondements de la sociologie de la connaissance selon Peter L Berger. En effet, celle-ci « rejette l’idée fausse selon laquelle la pensée se produit indépendamment du contexte social dans lequel des hommes particuliers pensent des choses particulières ».
Selon John R. Searle, l’une des caractéristiques essentielle d’une promesse consiste à s’engager à faire quelque chose que l’auditeur souhaite. « Une promesse sera défectueuse », dit Searle, « si la réalisation de la chose promise n’est pas désirée par celui à qui on promet ». Aussi, de son avis l’énoncé :
n’est pas une promesse à proprement parler. « Si nous l’utilisons en ce sens », écrit Searle, « c’est parce que je promets est, parmi les procédés marqueurs de force illocutoire, celui qui marque l’engagement du locuteur de la façon la plus forte ».
Pour Albert Assaraf, l’exemple de Searle, et plus généralement les énoncés du type
ont pour structure profonde une menace imbriquée dans une promesse, qu’un informaticien pourrait facilement programmer ainsi :
Aussi, contrairement à Searle, Albert Assaraf dit ne retenir de « la promesse que son pouvoir de créer de toutes pièces un monde qui fait dépendre la qualité d’une relation de l’application par le locuteur A de l’acte Z, sans trop nous préoccuper de savoir si l’acte Z sera au bout du compte désiré ou non par l’auditeur B ». Ce détail, poursuit-il, « comme celui de savoir si A est sincère ou non au moment de faire sa promesse », sont « extérieur[s] à la structure profonde du performatif »[
Judith Butler
Par son analyse de la performativité de genre, la philosophe et féministe américaine Judith Butler va aller encore au-delà de Searle, qui s’en tenait aux grandes institutions civiles, religieuses, sociales et familiales, pour parler de la construction du genre, de l’identité sexuelle des individus. Le genre est un processus de construction sociale de la différence des sexes. C’est également un processus producteur de catégorisation (masculin, féminin) et, par la même, de hiérarchisation sociale. Le genre différencie ainsi les femmes et les hommes à partir de leurs caractéristiques socioculturelles. La distinction de genre ne se limite donc pas à la simple distinction de sexe. Les distinctions sociales, culturelles doivent être prises en compte tout comme la contextualisation. En effet, le genre se fabrique certes, institutionnellement mais également culturellement.
Dans Gender Trouble, paru en 1990 et traduit sous le titre Trouble dans le genre, Judith Butler approfondit la notion de performativité. Butler affirme que l’identité sexuelle est une construction performative : elle soutient que, au-delà des différences biologiques naturelles, l’identité du genre (femme ou homme) est une construction sociale, qui se fait par la performativité, dans un but de reconnaissance sociale. Elle s’appuie sur l’exemple des drag queens pour son argumentation. Elle affirme que, si des drag queens jouent à être d’un sexe qui n’est pas le leur biologiquement, cela signifie aussi bien les personnes qui sont d’un sexe « naturel » en performent aussi le genre, sans le savoir. C’est une théorie radicale, qui, à partir d’un cas apparemment marginal, éclaire la norme pour mettre en évidence une pratique inconsciente. Pour illustrer davantage le point de vue de cette auteure, on peut également prendre l’exemple de la caste de Hjiras en Inde. Celle-ci est uniquement constituée d’hommes, castrés et travestis en femme. Ce sont donc à la fois des individus asexués, c’est-à-dire privés d’organe sexuels, et des individus sans identité de genre, c’est-à-dire agenres. Ils sont ni mâles, ni femelles, ni hommes, ni femmes. Ils échappent ainsi à toute catégorisation sociale. Cette caste est dévouée à une déesse et forme un groupe religieux protégé du reste social. Ce sont donc des objectifs de croyances forts, au-delà des croyances partagées, qui permettent à ces hommes d’échapper aux identités sexuelles et genrées.
La performativité de Butler va au-delà du langage : elle inclut non seulement la façon de parler, mais aussi les comportements, les attitudes et les gestes par lesquels l’individu performe un genre, féminin ou masculin, et se conforme au modèle « femme » ou « homme » construit par la société. Ces modèles apparaissent dès le plus jeune âge : le « jeu » est créé par l’éducation, les contraintes, l’identification. Je deviens « garçon » (indépendamment de mon sexe biologique) dès lors que je me comporte comme un garçon, que je joue à être un garçon : je me bagarre, je deviens une terreur, un dur, je joue au camion, j’évite le rose. Toute sa vie, le garçon ne fait que répéter des gestes, des postures, des mots, qui sont ceux du genre garçon. Selon cette théorie des rôles, c’est la performance, c’est-à-dire le fait de « jouer » au garçon, et l’itération, soit la répétition constante au point qu’elle devient inconsciente et spontanée, qui fait qu’on est garçon. Peter L. Berger approfondit cette théorie de rôle et en donne une définition simple : le rôle est une réponse type à une attente type. C’est donc une « typologie de base définie par avance par la société ». Il prête donc ici attention au langage du théâtre, auquel est emprunté le concept de rôle. Pour lui, la pièce de théâtre constitue la société, fournissant un texte à chacun des individus qui la composent ; ceux-ci sont alors les personnages de la pièce. Un lien peut être fait ici avec l’analyse théorique de Georges Herbert Mead, sociologue et psychosociologue américain, selon laquelle l’enfant se découvre tout en découvrant ce qu’est la société, et ce, via le processus de socialisation. La découverte de soi se confond ainsi avec l’apprentissage des normes sociétales. Judith Butler insiste sur l’analyse de la simultanéité des expériences de genre, de classe, de race, et ainsi, sur le fait de ne pas privilégier un élément au détriment des autres, ce qu’elle a pu reprocher aux études féministes. La socialisation permet, en un sens, de saisir cette simultanéité.
Butler exprime ses idées en s’appuyant sur les notions de performativité venues d’Austin et de Searle. Dans le cas de la séance ouverte, il n’y a pas d’être, c’est le locuteur qui fait être ; la séance n’est pas quelque chose qui est, mais qui le devient lorsque le locuteur le dit. Butler généralise cette idée en affirmant qu’il en est de même pour le genre : pour elle, il n’y a donc pas d’homme ni de femme, mais des performances féminines, masculines, transgenres. Il faut prendre en compte le fait qu’il se trouve plus difficile de devenir transgenre que transsexuel car on est justement au cœur de la construction sociale, en étant confrontés aux valeurs sociales sur le genre et à la morale.
L’identité ne serait-elle alors qu’un jeu de rôles théâtral ? Pour Judith Butler, performer n’est pas seulement « jouer à ». Quand on performe un rôle, on devient ce que ce rôle sous-tend ; cela affecte notre être, notre réalité, au double sens du terme perform en anglais, qui veut à la fois dire « jouer, faire une représentation » sur scène et « accomplir ». Cela signifie qu’il ne suffit pas de se déguiser en garçon pour être garçon : il faut produire complètement l’identité sociale garçon et véritablement y adhérer dans la durée.
Raphaël Lellouche soutient que, en étendant les concepts de « construction sociale » de Searle et de « performation du genre » de Butler, on peut construire une théorie générale de la marque commerciale et gagner une compréhension beaucoup plus profonde de l’essence culturelle de celle-ci que toutes les théories de la marque jusque-là proposées, qu’il considère inadéquates. Ainsi, les marques sont des constructions performatives des consommateurs. L’identité culturelle tout entière des individus est construite par la performativité : chaque individu, dans la société, joue un rôle et performe des identités en « répondant » à des suggestions sociales et auxquels il veut être identifié. En ce sens, la performativité est l’acte culturel fondamental du « consommateur ». Car la « consommation » du produit et la relation fiduciaire aux marques n’échappe pas à cette activité culturelle de base. Un consommateur performe une marque parce qu’il la fait exister à travers ses actes. Il la vit, se l’approprie, adopte des attitudes, se conforme au modèle social et à la culture de la marque.
Un groupe de spécialistes de la sociologie économique ont repris à leur compte le concept de performativité dans l'objectif d'étudier le rôle des économistes dans la construction du monde social. Ce projet se forme à partir de l'ouvrage collectif dirigé par Michel Callon, The Laws of the Markets, et donne naissance à une vaste littérature. L'idée majeure en est que les économistes au sens large constituent aujourd'hui le cœur de l'activité économique dans la mesure où ils participent à la construction technique des marchés. Ceci est par exemple le cas de la finance, où les outils informatiques omniprésents intègrent des algorithmes de calcul directement issus des théories financières. Il ne s'agit toutefois plus d'actes de parole (speech acts) au sens où ceux-ci, pour être valides, engagent la subjectivité considérée comme "libre" et "indéterminable exhaustivement" comme le rappelait Jacques Derrida dans Marge de la philosophie, Minuit, coll. Critique, Paris, 1972, p. 369.
Si Austin étend la notion de performativité au fil de ses conférences (en se demandant si, finalement, toutes les énonciations ne sont pas performatives), il tente de préciser celle-ci entre actes locutoires, illocutoires et perlocutoires, mais il n'est pas convaincu par sa propre tentative qu'il nomme "peu claire". Souvent comprise après Austin comme acte institutionnel (et non engagement singulier), la performativité est reprise dans les années 2000 dans plusieurs domaines des sciences sociales, notamment en sciences de l'organisation et dans les développements de la théorie de l'acteur-réseau à propos de la science économique. Il s'agit sans doute de dérives du sens du performatif qui s'éloignent de l'intention explicite de son inventeur.