STRUCTURES DU FRANÇAIS CONTEMPORAIN
F. de Saussure
Cours de Linguistique Générale
Ch. III
§ 2 La dualité interne et l’histoire de la linguistique.
Depuis que la linguistique moderne existe, on peut dire qu'elle s'est absorbée
tout entière dans la diachronie. La grammaire comparée de l'indo-européen
utilise les données qu'elle a en mains pour reconstruire hypothétiquement un
type de langue antécédent ; la comparaison n'est pour elle qu'un moyen de
reconstituer le passé. La méthode est la même dans l'étude particulière des
sous-groupes (langues romanes, langues germaniques, etc.) ; les états
n'interviennent que par fragments et d'une façon très imparfaite. Telle est la
tendance inaugurée par Bopp ; aussi sa conception de la langue est-elle hybride
et hésitante
D'autre part, comment ont procédé ceux qui ont étudié la langue avant la
fondation des études linguistiques, c'est-à-dire les « grammairiens » inspirés
par les méthodes traditionnelles ? Il est curieux de constater que leur point de
vue, sur la question qui nous occupe, est absolument irréprochable. Leurs
travaux nous montrent clairement qu'ils veulent décrire des états ; leur
programme est strictement synchronique. Ainsi la grammaire de Port-Royal essaie
de décrire l'état du français sous Louis XIV et d'en déterminer les valeurs.
Elle n'a pas besoin pour cela de la langue du moyen âge ; elle suit fidèlement
l'axe horizontal (voir p. 115) sans jamais s'en écarter ; cette méthode est donc
juste, ce qui ne veut pas dire que son application soit parfaite. La grammaire
traditionnelle ignore des parties entières de la langue, telle que la formation
des mots ; elle est normative et croit devoir édicter des règles au lieu de
constater des faits ; les vues d'ensemble lui font défaut ; souvent même elle ne
sait pas distinguer le mot écrit du mot parlé, etc.
On a reproché à la grammaire classique de n'être pas scientifique ; pourtant sa
base est moins critiquable et son objet mieux défini que ce n'est le cas pour la
linguistique inaugurée par Bopp. Celle-ci, en se plaçant sur un terrain mal
délimité, ne sait pas exactement vers quel but elle tend. Elle est à cheval sur
deux domaines, parce qu'elle n'a pas su distinguer nettement entre les états et
les successivités.
Après avoir accordé une trop grande place à l'histoire, la linguistique
retournera au point de vue statique de la grammaire traditionnelle, mais dans un
esprit nouveau et avec d'autres procédés, et la méthode historique aura
contribué à ce rajeunissement ; c'est elle qui, par contrecoup, fera mieux
comprendre les états de langue. L'ancienne grammaire ne voyait que le fait
synchronique ; la linguistique nous a révélé un nouvel ordre de phénomènes ;
mais cela ne suffit pas ; il faut faire sentir l'opposition des deux ordres pour
en tirer toutes les conséquences qu'elle comporte.
§ 3. LA DUALITÉ INTERNE ILLUSTRÉE PAR DES EXEMPLES.
L'opposition entre les deux points de vue — synchronique et diachronique — est
absolue et ne souffre pas de compromis. Quelques faits nous montreront en quoi
consiste cette différence et pourquoi elle est irréductible.
Le latin crispus, « ondulé, crêpé », a fourni au français un radical
crép-, d'où les verbes crépir « recouvrir de mortier », et
décrépir, « enlever le mortier ». D'autre part, à un certain moment, on a
emprunté au latin le mot décrepitus, « usé par l'âge », dont on ignore
l'étymologie, et on en a fait décrépit. Or il est certain qu'aujourd'hui
la masse des sujets parlants établit un rapport entre « un mur décrépi » et « un
homme décrépit », bien qu'historiquement ces deux mots n'aient rien à faire l'un
avec l'autre ; on parle souvent de la façade décrépite d'une maison. Et
c'est un fait statique, puisqu'il s'agit d'un rapport entre deux termes
coexistants dans la langue.