Correspondance d' Isidore Ducasse avec Poulet-Malassis
Paris, 23 octobre [1869].--Laissez-moi d'abord vous
expliquer ma situation. J'ai chanté le mal comme ont fait Mickiewickz, Byron,
Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j'ai un peu
exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature
sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire
désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c'est toujours le bien qu'on chante en
somme, seulement par une méthode plus philosophique et moins naïve que
l'ancienne école, dont Victor Hugo et quelques autres sont les seuls
représentants qui soient encore vivants. Vendez, je ne vous en empêche pas: que
faut-il que je fasse pour cela ? Faites vos conditions. Ce que je voudrais,
c'est que le service de la critique soit fait aux principaux lundistes. Eux
seuls jugeront en ler et dernier ressort le commencement d'une publication qui
ne verra sa fin évidemment que plus tard, lorsque j'aurai vu la mienne. Ainsi
donc, la morale de la fin n'est pas encore faite. Et cependant, il y a déjà une
immense douleur à chaque page. Est-ce le mal, cela ? Non, certes. Je vous en
serai reconnaissant, parce que si la critique en disait du bien, je pourrais
dans les éditions suivantes retrancher quelques pièces, trop puissantes. Ainsi
donc, ce que je désire avant tout, c'est être jugé par la critique, et, une fois
connu, ça ira tout seul. T.A.V.
I. Ducasse
M.I. Ducasse,
rue du Faubourg-Montmartre, 32.
![]()
Paris, 27 octobre.[1869].-- J'ai parlé à Lacroix conformément à vos
instructions. Il vous écrira nécessairement. Elles sont acceptées, vos
propositions: le Que je vous fasse vendeur pour moi, le Quarante pour % et le
13e ex. Puisque les circonstances ont rendu l'ouvrage digne jusqu'à un certain
point de figurer avantageusement dans votre catalogue, je crois qu'il peut se
vendre un peu plus cher, je n'y vois pas d'inconvénient. Au reste, de ce côté-là,
les esprits seront mieux préparés qu'en France pour savourer cette poésie de
révolte. Ernest Naville (correspondant de l'lnstitut de France) a fait l'année
dernière, en citant les philosophes et les poètes maudits, des conférences sur
Le problème du mal, à Genève et à Lausanne, qui ont dû marquer leur trace dans
les esprits par un courant insensible qui va de plus en plus s'élargissant. Il
les a ensuite réunies en un volume. Je lui enverrai un exemplaire. Dans les
éditions suivantes, il pourra parler de moi, car je reprends avec plus de
vigueur que mes prédécesseurs cette thèse étrange, et son livre, qui a paru à
Paris, chez Cherbuliez le libraire, correspondant de la Suisse Romande et de la
Belgique, et à Genève, dans la même librairie, me fera connaître indirectement
en France. C'est une affaire de temps. Quand vous m'enverrez les exemplaires,
vous m'en ferez parvenir 20, ils suffiront. T.A.V.
I. Ducasse.
![]()
Paris 21 février 1870
Monsieur,
Auriez vous la bonté de m'envoyer Le Supplément aux poésies de Baudelalre. Je
vous envoie ci-inclus 2 f., le prix, en timbres de la poste. Pourvu que ce soit
le plus töt possible, parce que j'en aurais besoin pour un ouvrage dont je parle
plus bas. J'ai l'honneur etc.
I. Ducasse,
Faubourg Montmartre, 32
Lacroix a-t-il cédé l'édition ou qu'en a-t-il fait? Ou, l'avez-vous refusée? Il
ne m'en a rien dit. Je ne l'ai pas vu depuis lors.--Vous savez, j'ai renié mon
passé. Je ne chante plus que l'espoir; mais, pour cela, il faut d'abord attaquer
le doute de ce siècle (mélancolies, tristesses, douleurs, désespoirs,
hennissements lugubres, méchancetés artificielles, orgueils puérils,
malédictions cocasses etc., etc.). Dans un ouvrage que je porterai à Lacroix aux
1ers jours de Mars, je prends à part les plus belles poésies de Lamartine, de
Victor Hugo, d'Alfred de Musset, de Byron et de Baudelaire, et je les corrige
dans le sens de l'espoir; j'indique comment il aurait fallu faire. J'y corrige
en même temps 6 pièces des plus mauvaises de mon sacré bouquin.
![]()
Correspondance d' Isidore Ducasse avec son tuteur financier Monsieur Darasse
Paris, 12 mars 1870.
Monsieur,
Laissez-moi reprendre d'un peu haut. J'ai fait publier un ouvrage de poésies
chez M. Lacroix (B. Montmartre, 15). Mais une fois qu'il fut imprimé, il a
refusé de le faire paraître, parce que la vie y était peinte sous des couleurs
trop amères, et qu'il craignait le procureur général. C'était quelque chose dans
le genre de Manfred de Byron et du Konrad de Mickiewicz, mais, cependant, bien
plus terrible. L'édition avait coûté 1200 f., dont j'avais déjà fourni 400 f.
Mais, le tout est tombé dans l'eau. Cela me fit ouvrir les yeux. Je me disais
que puisque la poésie du doute (des volumes d'aujourd'hui il ne restera pas 150
pages) en arrive ainsi à un tel point de désespoir morne, et de méchanceté
théorique, par conséquent, c'est qu'elle est radicalement fausse; et par cette
raison qu'on y discute les principes, et qu'il ne faut pas les discuter: c'est
plus qu'injuste. Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des
sophismes hideux. Chanter l'ennui, les douleurs, les tristesses, les mélancolies,
la mort, l'ombre, le sombre, etc., c'est ne vouloir, à toute force, regarder que
le puéril revers des choses. Lamartine, Hugo, Musset se sont métamorphosés
volontairement en femmelettes. Ce sont les Grandes-Têtes-Molles de notre époque.
Toujours pleurnicher ! Voilà pourquoi j'ai complètement changé de méthode, pour
ne chanter exclusivement que l'espoir, l'espérance, LE CALME, le bonheur, LE
DEVOIR. Et c'est ainsi que je renoue avec les Corneille et les Racine la chaîne
du bon sens et du sang-froid, brusquement interrompue depuis les poseurs
Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. Mon volume ne sera terminé que dans 4 ou 5
mois. Mais, en attendant, je voudrais envoyer à mon père la préface, qui
contiendra 60 pages, chez Al. Lemerre. C'est ainsi qu'il verra que je travaille,
et qu'il m'enverra la somme totale du volume à imprimer plus tard.
Je viens, Monsieur, vous demander si mon père vous a dit que vous me
délivrassiez de l'argent, en dehors de la pension, depuis les mois de novembre
et de décembre. Et, en ce cas, il m'aurait fallu 200 fr., pour l'impression de
la préface, que je pourrais envoyer, ainsi, le 22, à Montevideo. S'il n'avait
rien dit, auriez-vous la bonté de me l'écrire? J'ai l'honneur de vous saluer.