Manifeste du
Futurisme
[Le Figaro, le 20 février 1909]
Philippe Thomas Marinetti
(1876 – 1944)
Nous
avions veillé toute la nuit, mes amis et moi, sous des
lampes de mosquée dont les coupoles de cuivre aussi ajourées
que notre âme avaient pourtant des coeurs électriques. Et
tout en piétinant notre native paresse sur d'opulents tapis
Persans, nous avions discuté aux frontières extrêmes de la
logique et griffé le papier de démentes écritures.
Un
immense orgueil. gonflait nos poitrines, à nous sentir
debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles
avancées, face à l'armée des étoiles ennemies, qui campent
dans leurs bivouacs célestes. Seuls avec les mécaniciens
dans les infernales chaufferies des grands navires, seuls
avec les noirs fantômes qui fourragent dans le ventre rouge
des locomotives affolées, seuls avec les ivrognes battant
des ailes contre les murs!
Et
nous voilà brusquement distraits par le roulement des
énormes tram¬ways à double étage, qui passent sursautants,
bariolés de lumières, tels les hameaux en fate que le Pô
débordé ébranle tout à coup et déracine, pour les entraîner,
sur les cascades et les remous d'un déluge, jusqu'à la mer.
Puis
le silence s'aggrava. Comme nous écoutions la prière
exténuée du vieux canal et crisser les os des palais
moribonds dans leur barbe de verdure, soudain rugirent sous
nos fenêtres les automobiles affamées.
-
Allons, dis-je, mes amis ! Partons ! Enfin la Mythologie et
l'Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la
naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les
premiers Anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie
pour en essayer les gonds et les verrous !... Partons! Voilà
bien le premier soleil levant sur la terre !... Rien n'égale
la splendeur de son épée rouge qui s'escrime pour la
première fois, dans nos ténèbres millénaires.
Nous
nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter
leur poitrail. Je m'allongeai sur la mienne comme un cadavre
dans sa bière, mais je ressuscitai soudain sous le
volant - couperet de guillotine - qui menaçait mon estomac.
Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous
poussa à travers les rues escarpées et profondes comme
des torrents desséchés. Ça et là des lampes malheureuses,
aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux
mathématiques.
- Le
flair, cri ai-je, le flair suffit aux fauves!…
Et
nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir
tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le
vaste ciel mauve, palpable et vivant.
Et
pourtant nous n’avions pas de Maîtresse idéale dressant sa
taille jusqu'aux nuages, ni de Reine cruelle à qui offrir
nos cadavres tordus en bagues byzantines !... Rien pour
mourir si ce n'est le désir de nous débarrasser enfin de
notre trop pesant courage!
Nous
allions écrasant sur le seuil des maisons les chiens de
garde, qui s'aplatissaient arrondis sous nos pneus brûlants,
comme un faux-col sous un fer à repasser.
La
Mort amadouée me devançait à chaque virage pour m'offrir
gentiment la patte, et tour à tour se couchait au ras de
terre avec un bruit de mâchoires stridentes en me coulant
des regards veloutés au fond des flaques.
-
Sortons de la Sagesse comme d'une gangue hideuse et entrons,
comme des fruits pimentés d'orgueil, dans la bouche immense
et torse du vent !... Donnons-nous à manger à l'Inconnu, non
par désespoir, mais simplement pour enrichir les insondables
réservoirs de l'Absurde.
Comme
j'avais dit ces mots, je virai brusquement sur moi-même avec
l'ivresse folle des caniches qui se mordent la queue, et
voilà tout à coup que deux cyclistes me désapprouvèrent,
titubant devant moi ainsi que deux raisonnements persuasifs
et pourtant contradictoires.
Leur
ondoiement stupide discutait sur mon terrain... Quel ennui!
Pouah !... Je coupai court, et par dégoût, je me flanquai -
vlan! - cul par-dessus tête, dans un fossé...
Oh,
maternel fossé, à moitié plein d'une eau vaseuse ! Fossé
d'usine ! J'ai savouré à pleine bouche ta boue fortifiante
qui me rappelle la sainte mamelle noire de ma nourrice
soudanaise!
Comme
je dressai mon corps, fangeuse et malodorante vadrouille, je
sentis le fer rouge de la joie me percer délicieusement le
coeur.
Une
foule de pêcheurs à la ligne et de naturalistes podagres
s'était ameutée d'épouvante autour du prodige. D'une âme
patiente et tatillonne, ils élevèrent très haut d'énormes
éperviers de fer, pour pêcher mon automobile, pareille à un
grand requin embourbé. Elle émergea lentement en abandonnant
dans le fossé, telles des écailles, Sa lourde carrosserie de
bon sens et son capitonnage de confort.
On le
croyait mort, mon bon requin, mais je le réveillai d'une
seule caresse sur son dos tout-puissant, et le voilà
ressuscité, courant à toute vitesse sur ses nageoires.
Alors,
le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de
scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste,
portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des
sages pécheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous
dictames nos premières volontés à tous les hommes vivants de
la terre:
1.
Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de
l'énergie et de la témérité.
2. Les
éléments essentiels de notre poésie seront. le courage,
l'audace et la révolte.
3. La
littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive,
l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement
agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut
périlleux, la gifle et le coup de poing.
4.
Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie
d'une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une
automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux
tels des serpents à l'haleine explosive... Une automobile
rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est
plus belle que la Victoire de Samothrace.
5.
Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la
tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le
circuit de son orbite.
6. Il
faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et
prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des
éléments primordiaux.
7. Il
n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'oeuvre
sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut
violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se
coucher devant l'homme.
8.
Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A
quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut
défoncer les vantaux mysté¬rieux de l'Impossible? Le Temps
et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu,
puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse
omniprésente.
9.
Nous voulons glorifier la guerre - seule hygiène du monde, -
le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des
anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la
femme.
10.
Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques,
combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés
opportunistes et utilitaires.
11.
Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail,
le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et
polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes;
la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous
leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes
avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux
nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds
de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des
fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant
l'horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent
sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de
longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont
l'hélice a des claquements de drapeau et des
applaudissements de foule enthousiaste.
C'est
en Italie que nous lançons ce manifeste de violence
culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons
aujourd'hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer
l'Italie de Sa gangrène de professeurs, d'archéologues, de
cicé¬rones et d'antiquaires.
L'Italie a été trop longtemps le grand marché des
brocanteurs. Nous vou¬Ions le débarrasser des musées
innombrables qui la couvrent d'innombrables cimetières.
Musées, cimetières!... Identiques vraiment dans leur
sinistre coudoiement de corps qui ne se connaissent pas.
Dortoirs publics où l'on dort à jamais côte à côte avec des
êtres hais ou inconnus. Férocité réciproque des peintres et
des sculpteurs s'entre-tuant à coups de lignes et de
couleurs dans le même musée.
Qu'on
y fasse une visite chaque année comme on va voir ses morts
une fois par an... Nous pouvons bien l'admettre !... Qu'on
dépose même des fleurs une fois par an aux pieds de la
Joconde, nous le concevons !... Mais que l'on aille promener
quotidiennement dans les musées nos tristesses, nos courages
fragiles et notre inquiétude, nous ne l'admettons pas!..
Voulez-vous donc vous empoisonner? Voulez-vous donc pourrir?
Que
peut-on bien trouver dans un vieux tableau si ce n'est la
contorsion pénible de l'artiste s'efforçant de briser les
barrières infranchissables à son désir d'exprimer
entièrement son rêve?
Admirer un vieux tableau c'est verser notre sensibilité dans
une urne funé¬raire, au lieu de la lancer en avant par jets
violents de création et d'action. Voulez-vous donc gâcher
ainsi vos meilleures forces dans une admiration inutile du
passé, dont vous sortez forcément épuisés, amoindris,
piétinés ?
En
vérité la fréquentation quotidienne des musées, des
bibliothèques et des académies (ces cimetières d'efforts
perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres
d'élans brisés!...) est pour les artistes ce qu'est la
tutelle prolongée des parents pour des jeunes gens
intelligents, ivres de leur talent et de leur volonté
ambitieuse.
Pour
des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe
encore. C'est peut être un baume à leurs blessures que
l'admirable passé, du moment que l'avenir leur est
interdit... Mais nous n'en voulons pas, nous, les jeunes,
les forts et les vivants futuristes !
Viennent donc les bons incendiaires aux doigts
carbonisés!... Les voici! Les voici!... Et boutez donc le
feu aux rayons des bibliothèques! Détournez le cours des
canaux pour inonder les caveaux des musées!... Oh qu'elles
nagent à la dérive, les toiles glorieuses! A vous les
pioches et les marteaux! Sapez les fondements des villes
vénérables!
Les
plus âgés d'entre nous ont trente ans; nous avons donc au
moins dix ans pour accomplir notre tache. Quand nous aurons
quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous
veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits
inutiles !... Ils viendront contre nous de très loin, de
partout, en bondissant sur la cadence légère de leurs
premiers poèmes, griffant l'air de leurs doigts crochus, et
humant, aux portes des académies, la bonne odeur de nos
esprits pourrissants, déjà promis aux catacombes des
bibliothèques.
Mais
nous ne serons pas là. Ils nous trouveront enfin, par un
nuit d'hiver, en pleine campagne, sous un triste hangar
pianoté par la pluie monotone, accroupis près de nos
aéroplanes trépidants, en train de chauffer nos mains sur le
misérable feu que feront nos livres d'aujourd'hui flambant
gaiement sous le vol étincelant de leurs images.
Ils
s'ameuteront autour de nous, haletants d'angoisse et de
dépit, et tous exaspérés par notre fier courage infatigable
s'élanceront pour nous tuer, avec d'autant plus de haine que
leur coeur sera ivre d'amour et d'admiration pour nous. Et
la forte et la saine Injustice éclatera radieusement dans
leurs yeux. Car l'art ne peut être que violence, cruauté et
injustice.
Les
plus âgés d'entre nous ont trente ans, et pourtant nous
avons déjà gaspillé des trésors, des trésors de force,
d'amour, de courage et d'âpre volonté, à la hâte, en délire,
sans compter, à tour de bras, à perdre haleine.
Regardez-nous! Nous ne sommes pas essoufflés... Notre coeur
n'a pas la moindre fatigue! Car il s'est nourri de feu, de
haine et de vitesse !... Ça vous étonne? C'est que vous ne
vous
souvenez même pas d'avoir vécu! Debout sur la cime du monde,
nous lançons encore une fois le défi aux étoiles!
Vos
objections? Assez! Assez! Je les connais! C'est entendu!
Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence
nous affirme. - Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et
le prolongement de nos ancêtres. - Peut-être! Soit!...
Qu'importe?... Mais nous ne voulons pas entendre!
Gardez-vous de répéter ces mots infâmes! Levez plutôt la
tête!
Debout
sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi
aux étoiles!
Filippo Tommaso Marinetti