A Rebours
CHAPITRE VIII.
Mais ce choix définitivement posé sur
la fleur de serre s'était lui-même modifié sous l'influence de ses idées
générales, de ses opinions maintenant arrêtées sur toute chose; autrefois, à
Paris, son penchant naturel vers l'artifice l'avait conduit à délaisser la
véritable fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce aux miracles des
caoutchoucs et des fils, des percalines et des taffetas, des papiers et des
velours.
Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes des Tropiques,
ouvrées par les doigts de profonds artistes, suivant la nature pas à pas, la
créant à nouveau, prenant la fleur dès sa naissance, la menant à maturité, la
simulant jusqu'à son déclin; arrivant à noter les nuances les plus infinies, les
traits les plus fugitifs de son réveil ou de son repos; observant la tenue de
ses pétales, retroussés par le vent ou fripés par la pluie; jetant sur ses
corolles matineuses, des gouttes de rosée en gomme; la façonnant, en pleine
floraison, alors que les branches se courbent sous le poids de la sève, ou
élançant sa tige sèche, sa cupule racornie, quand les calices se dépouillent et
quand les feuilles tombent.
Cet art admirable l'avait longtemps séduit, mais il rêvait maintenant à la
combinaison d'une autre flore.
Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs
naturelles imitant des fleurs fausses. [...]
Avec l'Albane, l'Aurore présentait les
deux notes extrêmes du tempérament, l'apoplexie et la chlorose de cette plante.
Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés; elles affectaient,
cette fois, une apparence de peau factice sillonnée de fausses veines; et, la
plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs
livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres; d'autres avaient le ton
rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se
forment; d'autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des
brûlures; d'autres encore montraient des épidermes poilus, creusés par des
ulcères et repoussés par des chancres; quelques-unes, enfin, paraissaient
couvertes de pansements, plaquées d'axonge noire mercurielle, d'onguents verts
de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre
d'iodoforme.
Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes, plus
monstrueuses que lorsqu'il les avait surprises, confondues avec d'autres, ainsi
que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des serres.
- Sapristi! fit-il enthousiasmé.
Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il; puis il se recula et en
couvrit d'un coup d'oeil l'amas: son but était atteint; aucune ne semblait
réelle; l'étoffe, le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir été
prêtés par l'homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres, Quand
elle n'avait pu imiter l'oeuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les
membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs
chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n'est que syphilis, songea des Esseintes, l'oeil attiré, rivé sur les
horribles tigrures des Caladium que caressait un rayon de jour. Et il eut la
brusque vision d'une humanité sans cesse travaillée par le virus des anciens
âges. Depuis le commencement du monde, de pères en fils, toutes les créatures se
transmettaient l'inusable héritage, l'éternelle maladie qui a ravagé les
ancêtres de l'homme, qui a creusé jusqu'aux os maintenant exhumés des vieux
fossiles!
Elle avait couru, sans jamais s'épuiser à travers les siècles; aujourd'hui
encore, elle sévissait, se dérobant en de sournoises souffrances, se dissimulant
sous les symptômes des migraines et des bronchites, des vapeurs et des gouttes;
de temps à autre, elle grimpait à la surface, s'attaquant de préférence aux gens
mal soignés, mal nourris, éclatant en pièces d'or, mettant, par ironie, une
parure de sequins d'almée sur le front des pauvres diables, leur gravant, pour
comble de misère, sur l'épiderme, l'image de l'argent et du bien-être! [...]
Il était un peu las et il étouffait
dans cette atmosphère de plantes enfermées; les courses qu'il avait effectuées,
depuis quelques jours, l'avaient rompu; le passage entre le grand air et la
tiédeur du logis, entre l'immobilité d'une vie recluse et le mouvement d'une
existence libérée, avait été trop brusque; il quitta son vestibule et fut
s'étendre sur son lit; mais, absorbé par un sujet unique, comme monté par un
ressort, l'esprit, bien qu'endormi, continua de dévider sa chaîne, et bientôt il
roula dans les sombres folies d'un cauchemar.
Il se trouvait, au milieu d'une allée en plein bois, au crépuscule; il
marchait à côté d'une femme qu'il n'avait jamais ni connue, ni vue; elle était
efflanquée, avait des cheveux filasse, une face de bouledogue, des points de son
sur les joues, des dents de travers lancées en avant sous un nez camus. Elle
portait un tablier blanc de bonne, un long fichu écartelé en buffleterie sur la
poitrine, des demi-bottes de soldat prussien, un bonnet noir orné de ruches et
garni d'un chou.
Elle avait l'air d'une foraine, l'apparence d'une saltimbanque de foire.
Il se demanda quelle était cette femme qu'il sentait entrée, implantée
depuis longtemps déjà dans son intimité et dans sa vie; il cherchait en vain son
origine, son nom, son métier, sa raison d'être; aucun souvenir ne lui revenait
de cette liaison inexplicable et pourtant certaine.
Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain une étrange figure parut
devant eux, à cheval, trotta pendant une minute et se retourna sur sa selle.
Alors, son sang ne fit qu'un tour et il resta cloué, par l'horreur, sur
place. Cette figure ambiguë, sans sexe, était verte et elle ouvrait dans des
paupières violettes, des yeux d'un bleu clair et froid, terribles; des boutons
entouraient sa bouche; des bras extraordinairement maigres, des bras de
squelette, nus jusqu'aux coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient
de fièvre, et les cuisses décharnées grelottaient dans des bottes à chaudron,
trop larges.
L'affreux regard s'attachait à des Esseintes, le pénétrait le glaçait
jusqu'aux moelles - plus affolée encore, la femme bouledogue se serra contre lui
et hurla à la mort, la tête renversée sur son cou roide.
Et aussitôt il comprit le sens de l'épouvantable vision. Il avait devant les
yeux l'image de la Grande Vérole. [...]
CHAPITRE X
Les incertitudes se dissipèrent;
une petite fièvre l'agita, il fut prêt au travail, il composa encore du thé en
mélangeant de la cassie et de l'iris, puis, sûr de lui il se détermina à marcher
de l'avant, à plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracas effondrerait
le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui se faufilait encore dans sa
pièce.
Il mania l'ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles, le patchouli, le plus
âcre des parfums végétaux et dont la fleur, à l'état brut, dégage un remugle de
moisi et de rouille. Quoi qu'il fît, la hantise du XVIIIe siècle l'obséda; les
robes à paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux; des souvenirs des "Vénus"
de Boucher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose, s'installèrent sur
ses murs des rappels du roman de Thémidore, de l'exquise Rosette retroussée dans
un désespoir couleur feu, le poursuivirent. Furieux, il se leva et, afin de se
libérer, il renifla, de toutes ses forces, cette pure essence de spikanard, si
chère aux Orientaux et si désagréable aux Européens, à cause de son relent trop
prononcé de valériane. Il demeura étourdi sous la violence de ce choc; comme
pilées par un coup de marteau, les filigranes de la délicate odeur disparurent;
il profita de ce temps de répit pour échapper aux siècles défunts, aux vapeurs
surannées, pour entrer, ainsi qu'il le faisait jadis, dans des oeuvres moins
restreintes ou plus neuves.
Il avait autrefois aimé à se bercer d'accords en parfumerie; il usait d'effets
analogues à ceux des poètes, employait, en quelque sorte, l'admirable ordonnance
de certaines pièces de Baudelaire, telles que "l'Irréparable" et "le Balcon", où
le dernier des cinq vers qui composent la strophe est l'écho du premier et
revient, ainsi qu'un refrain, noyer l'âme dans des infinis de mélancolie et de
langueur.
Il s'égarait dans les songes qu'évoquaient pour lui ces stances aromatiques,
ramené soudain à son point de départ, au motif de sa méditation, par le retour
du thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés, dans l'odorante
orchestration du poème.
Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il
débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d'un coup une échappée de
campagne immense.
Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d'ambroisie,
de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui,
lorsqu'elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu'on lui décerne, "d'extrait
de pré fleuri"; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse,
de fleur d'oranger et d'amande, et aussitôt d'artificiels lilas naquirent,
tandis que des tilleuls s'éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles
émanations que simulait l'extrait du tilia de Londres.
Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux
fermés, il insuffla une légère pluie d'essences humaines et quasi félines,
sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l'ayapana,
l'opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un
soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu'ils
dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au
plein soleil.
Ensuite il laissa, par un ventilateur, s'échapper ces ondes odorantes,
conservant seulement la campagne qu'il renouvela et dont il força la dose pour
l'obliger à revenir ainsi qu'une ritournelle dans ses strophes.
Les femmes s'étaient peu à peu évanouies; la campagne était devenue déserte;
alors, sur l'horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables
cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols de punch.
Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise
qu'il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette
purulence de l'air, ses doux effluves.
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax, et
une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois
répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de
l'immonde puanteur de la gutta-percha et de l'huile de houille. Il se désinfecta
les mains, inséra en une boîte hermétiquement close, sa résine, et les fabriques
disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls
et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique
momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin s'élevèrent, amenant
une saison nouvelle, épandant leur fine affluence dans l'été de ces senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des
parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés,
lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce,
éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant
d'alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante,
toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du
santal de la Chine et de l'hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises du
jasmin, de l'aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des
climats, des arbres d'essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux
fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons,
un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un
obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l'odeur du grand pré,
éventé par les lilas et les tilleuls.
[...]
Puisque, par le temps qui court,
il n'existe plus de substance saine, puisque le vin qu'on boit et que la liberté
qu'on proclame, sont frelatés et dérisoires, puisqu'il faut enfin une singulière
dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables
et que les classes domestiquées sont dignes d'être soulagées ou plaintes, il ne
me semble, conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus fou, de demander à
mon prochain une somme d'illusion à peine équivalente à celle qu'il dépense dans
des buts imbéciles chaque jour, pour se figurer que la ville de Pantin est une
Nice artificielle, une Menton factice.
Tout cela n'empêche pas, fit-il, arraché à ses réflexions, par une défaillance
de tout son corps, qu'il va falloir me défier de ces délicieux et abominables
exercices qui m'écrasent. Il soupira: - Allons, encore des plaisirs à modérer,
des précautions à prendre; et il se réfugia dans son cabinet de travail, pensant
échapper plus facilement ainsi à la hantise de ces parfums.
Il ouvrit la croisée toute large, heureux de prendre un bain d'air; mais,
soudain, il lui parut que la brise soufflait un vague montant d'essence de
bergamote avec laquelle se coalisait de l'esprit de jasmin, de cassie et de
l'eau de rose. Il haleta, se demandant s'il n'était point décidément sous le
joug d'une de ces possessions qu'on exorcisait au moyen âge. L'odeur changea et
se transforma, tout en persistant. Une indécise senteur de teinture de tolu, de
baume du Pérou, de safran, soudés par quelques gouttes d'ambre et de musc,
s'élevait maintenant du village couché, au bas de la côte, et, subitement, la
métamorphose s'opéra, ces bribes éparses se relièrent et, à nouveau, la
frangipane, dont son odorat avait perçu les éléments et préparé l'analyse, fusa
de la vallée de Fontenay jusqu'au fort, assaillant ses narines excédées,
ébranlant encore ses nerfs rompus, le jetant dans une telle prostration, qu'il
s'affaissa évanoui, presque mourant, sur la barre d'appui de la fenêtre.