PROSE POUR DES ESSEINTES

                            StÉphane MallarmÉ     (1885)                

 

Hyperbole ! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever, aujourd’hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu :                                    4

Car j’installe, par la science,
L’hymne des cœurs spirituels
En l’œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers et rituels.                                      8

Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens.                         12

L’ère d’autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit                                 16

Que, sol des cent iris, son site
Ils savent s’il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L’or de la trompette d’Été.                                 20

Oui, dans une île que l’air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s’étalait plus large
Sans que nous en devisions.                           24

Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.                                 28

Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.                            32

Mais cette sœur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire, et comme à l’entendre
J’occupe mon antique soin.                           36

Oh ! sache l’Esprit de litige,
À cette heure où nous nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons               40

Et non comme pleure la rive
Quand son jeu monotone ment
À vouloir que l’ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement                       44

D’ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas
Par le flot même qui s’écarte,
Que ce pays n’exista pas.                              48

L’enfant abdique son extase
Et docte déjà par chemins
Elle dit le mot : Anastase !
Né pour d’éternels parchemins,                   52

Avant qu’un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie !
Caché par le trop grand glaïeul.                   56


     

   

                                                                                                      

           

 

                                                                                                                                                  

 

                          

                                    Prose pour DES ESSEINTES

                            StÉphane MallarmÉ   (1885)                  

               A Rebours (Georges Charles [Joris-Karl] Huysmans)

                1884

 

"Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus sur la table que deux plaquettes. D’un signe, il congédia le vieillard et il parcourut quelques feuilles reliées en peau d’onagre, préalablement satinée à la presse hydraulique, pommelée à l’aquarelle de nuées d’argent et nantie de gardes de vieux lampas, dont les ramages un peu éteints, avaient cette grâce des choses fanées que Mallarmé célébra dans un si délicieux poème.

Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d’uniques exemplaires des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin, et précédées de ce titre : Quelques vers de Mallarmé, dessiné par un surprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées, comme celles des vieux manuscrits, de points d’or.

Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture, quelques-unes, Les Fenêtres, L’Épilogue, Azur, le requéraient ; mais une entre autres, un fragment de l’Hérodiade, le subjuguait de même qu’un sortilège, à certaines heures.

Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses lueurs baissées la silencieuse chambre, ne s’était-il point senti effleuré par cette Hérodiade qui, dans l’œuvre de Gustave Moreau maintenant envahie par l’ombre, s’effaçait plus légère, ne laissant plus entrevoir qu’une confuse statue, encore blanche, dans un brasier éteint de pierres !

L’obscurité cachait le sang, endormait les reflets et les ors, enténébrait les lointains du temple, noyait les comparses du crime ensevelis dans leurs couleurs mortes, et, n’épargnant que les blancheurs de l’aquarelle, sortait la femme du fourreau de ses joailleries et la rendait plus nue.

Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait à ses contours inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvres ces bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête :

« O miroir ! « Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée « Que de fois, et pendant les heures, désolée « Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont « Comme des feuilles sous ta glace au trou profond, « Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine ! « Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine, « J’ai de mon rêve épars connu la nudité ! »

Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil. Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d’audacieux tropes.

Percevant les analogies les plus lointaines, il désignait souvent d’un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat, l’objet ou l’être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances, s’il avait été simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait ainsi à abolir l’énoncé de la comparaison qui s’établissait, toute seule, dans l’esprit du lecteur, par l’analogie, dès qu’il avait pénétré le symbole, et il se dispensait d’éparpiller l’attention sur chacune des qualités qu’auraient pu présenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu leu, la concentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour un tableau par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble.

Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, un sublimé d’art ; cette tactique d’abord employée d’une façon restreinte, dans ses première oeuvres, Mallarmé l’avait hardiment arborée dans une pièce sur Théophile Gautier et dans L’Après-midi du faune, une églogue, où les subtilités des joies sensuelles se déroulaient en des vers mystérieux et câlins que trouait tout à coup ce cri fauve et délirant du faune : « Alors m’éveillerai-je à la ferveur première, « Droit et seul sous un flot antique de lumière, « Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.

Ce vers qui avec le monosyllabe lys ! en rejet, évoquait l’image de quelque chose de rigide, d’élancé, de blanc, sur le sens duquel appuyait encore le substantif ingénuité mis à la rime, exprimait allégoriquement, en un seul terme, la passion, l’effervescence, l’état momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue des nymphes.

Dans cet extraordinaire poème, des surprises d’images nouvelles et invues surgissaient, à tout bout de vers, alors que le poète décrivait les élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur le bord du marécage les touffes des roseaux-gardant encore, en un moule éphémère, la forme creuse des naïades qui l’avaient empli.

Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses délices à palper cette minuscule plaquette, dont la couverture en feutre du Japon, aussi blanche qu’un lait caillé, était fermée par deux cordons de soie, l’un rose de Chine, et l’autre noir.

Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait la tresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme un soupçon de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l’antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et elle l’enlaçait, nouant en une légère rosette, sa couleur sombre à la couleur claire, insinuant un discret avertissement de ce regret, une vague menace de cette tristesse qui succèdent aux transports éteints et aux surexcitations apaisées des sens.

Des Esseintes reposa sur la table L’Après-midi du faune, et il feuilleta une autre plaquette qu’il avait fait imprimer, à son usage, une anthologie du poème en prose, une petite chapelle, placée sous l’invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses poèmes. "

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Sonnet en "x" (1887)

 

 

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

 

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,              5
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est aller puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore).

 

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor                               10

Des licornes ruant du feu contre une nixe,

 

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.                                14

                                                                                                      

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