Prochain numéro, 2022 Formules, n° 23
L’Alchimie des algorithmes
Argumentaire
Raymond Queneau, Directeur
Littéraire de
Gallimard, membre du prestigieux Comité
de Lecture de cet éditeur, Grand
Conservateur de l’Ordre ‘Pataphysique,
écrivain célèbre, scénariste de film à
succès, dramaturge, chroniqueur
radiophonique, co-fondateur de l’Oulipo
et personnage important de la scène
littéraire et artistique française
pendant plus de trois décennies, on le
sait, nourrissait une passion pour la
science et en particulier les
mathématiques. A la suite de ses travaux
commencés en 1965 sur les nombres
hyperpremiers, le 6 mai 1968, par
l’intermédiaire d’André Lichnerowicz, il
présente une note scientifique à
l’Académie des Sciences de Paris,
consacrée aux « suites s-additives »,
c’est-à-dire les séries de « suites S de
nombres entiers positifs strictement
croissants ». Comme nous l’indique Paul
Braffort il ne faut donc pas s’étonner
si la fondation de l’Oulipo avait pour
but central énoncé de « développer des
thèmes littéraires en utilisant des
structures mathématiques ». En 1974,
dans la revue L’Éducation, François Le
Lionnais, autre co-fondateur de l’Oulipo
renchérissait : « On applique les
mathématiques à la physique, à la
biologie, aux sciences économiques, à la
linguistique. C’est ma conviction qu’on
pourrait les appliquer, avec fruit, à la
littérature, et que c’est là la vocation
principale – de l’Oulipo ». La
génération de nouvelles formes
littéraires était présentée avant tout
comme un problème mathématique de
distribution des combinatoires des
éléments verbaux. On connait les
systèmes répétitifs qui ont servi à
créer, entre autres le S+7 et tout le
système de calculs qui a servi de base à
la réalisation du texte
Cent mille
milliards de poèmes de Queneau suivi
d’un long manifeste de littérature
expérimental par Le Lionnais. Dans les
dernières années de sa vie Queneau s’est
passionné pour la réalisation de
« textes automatiques » générés par
ordinateur à la suite des travaux de
Jean Baudot,
La machine à écrire.
Queneau étend même cet intérêt pour la
création automatique à d’autres domaines
humanistes et dans une note savante à la
biographie qu’il lui consacre, Michel
Lécureur, insiste : « en musique,
Queneau a suivi, dès le début les
recherches de musique algorithmique
entreprises par la compagnie des Machine
Bull ». Les spécialistes de Georges
Perec se souviennent que lors de son
premier voyage aux Etats-Unis, celui-ci
s’arrête à l’Université du Michigan, à
Ann Arbor, pour observer au laboratoire
informatique de Kenneth L. Pike, les
travaux entrepris en matière de
génération automatique des textes
littéraires dans le cadre de ses
recherches sur les principes génératifs
de la tagmémique. En 1981, s’établit
l’ALAMO (Atelier de littérature assistée
par la mathématique et les ordinateurs)[1],
fondé en juillet 1981 par deux membres
de l’Oulipo dont Paul Braffort. Jacques
Roubaud, en 1992, se proclamait toujours
optimisme à l’égard de cette modalité de
production littéraire. De même, Pascal
Gresset, dans son essai « Pour une
littérature immatérielle », confirme
qu’une telle littérature saura « tirer
pleinement parti de toutes les richesses
de l’immatérialisation de contenus
concrétisés», tels que « immatérialité,
instantanéité, complexité
communicabilité, disponibilité,
générativité, prolixité, mobilité,
fluidité, adaptabilité, collectivité
impersonnalité, multiplicité,
interactivité ». Une littérature
numérique abolira ainsi « toute
barrière, ignorant qui la lit, oubliant
qui la produit dans un perpétuel mélange
des genres. » Ainsi cela deviendra « une
littérature du pillage méthodique, du
vol systématique, empruntant son bien où
bon lui semble, consciente de la
propriété collective des langues ».
Notre temps est-il toujours aussi
optimiste envers la production
littéraire assistée par l’informatique ?
Est-ce toujours l’espoir d’une panacée à
cette littérature personnelle,
balbutiant les fictions monochromes au
cœur sec et aux contours répétitifs dans
l’exiguïté des exigences du marché? Dans un article récent sur les rapport entre la littérature et la bande dessinée, Jan Baetens souligne que tout récemment le recours aux moyens digitaux a eu un impact considérable sur le développement des arts graphiques, non seulement pour ce qui concerne la production des réalisations graphiques elles-mêmes, mais surtout pour ce qui concerne leur diffusion car, comme l’étudient Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati, les « algorithmes commerciaux » à la disposition de tous en cet âge du numérique, ont mis fin au monopole des douaniers professionnels qui, traditionnellement, contrôlait le flot limité de la production. Et pourtant…hier encore, Maria Ressa, a reçu le Prix Nobel de la paix, parce qu’elle a dénoncé le caractère nocif et toxique de la puissance des algorithmes comme générateurs de répétitions informatiques : « Nous sommes entrés dans l’ère des autoritarismes numériques ». Depuis la parution de The Cultural Logic of Computation, de David Golumbia, les recherches en sciences humaines dans le monde anglo-saxon semblent cibler la logique algorithmique comme le nouvel ennemi à dénoncer dans toutes ses formes protéennes. De David Berlinski, The Advent of the Algorithm, à la récente étude de Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, dans les domaines de l’organisation sociale, politique, financière et culturelle, on assiste à une condamnation apparemment globalement orchestrée de ce nouveau Moloch qui coalesce en Big Data. Ignorant les différences, assignant à toute forme de réalité une unité de traitement, négligeant les particularismes et les singularités, la machine algorithmique, au rythme automatisé dès ses répétitions, dessine une uniformité qui contribue au conformisme de rigueur. Instrument de manipulation intellectuelle et idéologique rendue banale par l’immense disponibilité des moyens véhiculant les réseaux sociaux et les vagues d’influence dépourvues de de toute légitimité morale ou économique, la puissance de l’algorithme distribue le mensonge, l’illusion, la propagande, l’endoctrinement addictif, sous le couvert d’un bénin, clément et artificiel effet de réel. McKenzie Wark, dans un de ses derniers textes, Capital is Dead, propose que le capitalisme arrive à sa fin tout en suggérant que ce qui suivra sera pire. Selon elle, les deux classes sociales dominantes sont les hackeurs dressés contre la classe vectorielle, c’est à dire celles et ceux qui contrôlent, sans frontières nationales ou idéologiques, les vecteurs de l’information. Déjà nombreux sont ceux qui élèvent l’ordre occulte des hackers au rang de seule résistance légitime capable de nous protéger de la tyrannie de Big Data et de nous restituer des zones de liberté et de libre pensée. « Alchimie des algorithmes ». Il y a l’alchimie que nous connaissons tous, celles des « maudits », Rimbaud et Artaud, aspiration à la science fulgurale, à la divination par la foudre du discours, mais, aujourd’hui, on ne peut ignorer le sens qu’a donné Glissant à ce mot en clamant que « le poème est une des matrices alchimiques du réel » poursuivant ainsi l’alchimie solennelle de Senghor qui a assigné à ce mot la transfiguration magique de « tout un réel qui frappe aux vantaux du monde » et qui, dans le mouvement des fleuves et les assauts éoliens de la brousse, entrouvre une fenêtre sur l’inconnu. Donc les questions se posent : de quelle « alchimie » s’agit-il ? cette alchimie des algorithmes, se rattache-t-elle à celle qui prend un « A » majuscule et qui dépasse toute frontière matérielle et temporelle, ou faisons-nous face à la naissance d’une alchimie toute autre ? L’alchimie des algorithmes crée-t-elle du nouveau ou bien simplement éclate-t-elle les bulles (sociales, politiques, ethniques, discursives, plastiques) dans lesquelles nous vivons ? Comme la langue l’était pour Ésope ou l’atome pour l’après Nagasaki/Hiroshima, l’alchimie algorithmique, aujourd’hui, peut être envisagée comme la meilleure ou la pire des choses. Cette ambiguïté rencontrée dans les essais théoriques et méthodologique de notre société, plus particulièrement centrée sur les questions de création littéraire, artistique et performative, constituera la matière de réflexion et de débats des contributions au numéro 23 de la revue FORMULES. ![]()
L'alchimie autocratique
des algorithmes
[1]
Voir
http://www.alamo.free.fr/pmwiki.php?n=Alamo.Accueil
-
Des indications sur l’auteur (nom
et prénoms, université de rattachement,
ou tout autre statut professionnel) ;
-
La proposition de titre de la
communication
-
Un abstract de 250 à 300 mots ;
-
Les mots clés (4 ou 5 mots).
Les propositions devront être envoyées
au plus tard le 12 mars 2022
À l’adresse suivante :
mailto:pconsenstein@gmail.com?subject=FORMULES
23
Réalité imaginée, Cie, Org, SRL, LLC, Com, Net, etc.
Possibles directions de recherche
-- L’impact de ‘big data’ sur la
production artistique ainsi que les
méthodes d’analyse des humanités
numériques représentent une nouvelle
forme d’interprétation et d’analyse. De
quelle façon cette méthode d’analyse
est-elle faillible? Qu’apporte-t-elle?
De nombreux programmes d’études dans des
domaines variés offrent, c’est très
tendance, aux étudiants des 2e
et 3e cycles la possibilité
de poursuivre des études en sciences
humaines numériques. Nous invitons des
recherches sur les côtés positifs et
négatifs d’une telle méthode d’analyse.
-- Le computationnalisme et les
résultats des algorithmes servent à
déterminer la nature de la production et
de la distribution des œuvres
artistiques, tout comme la lecture
attentive et minutieuse se trouve
remplacée par du
Big Data agrégé
en gros blocs et par des méthodes
d’analyse gouvernées par des règles
imposées par les humanités numériques.
Dans les années 90 les éditeurs
conservateurs ne comprenaient pas la
créativité de ces nouvelles modalités de
production littéraire numérique; est-ce
maintenant le contraire, la revanche ?
Les créations des artistes sont-elles le
produit du Big Data et ces
artistes ont-ils quitté notre univers et
accepté de se laisser séduire par les
impératifs technologiques et d’inventer
ainsi de nouveaux modes de production
compatibles avec ce nouveau métavers?
Que ce soient les arts
plastiques, la sculpture, les dessins
animés ou la littérature, que cette
production soit à contrainte, formelle
ou expérimentale, qu’elle s’adresse à
l’environnement, au racisme, à la
justice sociale, ou au genre (gender),
nous cherchons à savoir comment cet
autoritarisme répétitif s’impose sur la
production et ainsi sur l’organisation
de la pensée critique et créative.
Toute production artistique nouvelle,
formelle ou « à contraintes », ou
simplement expérimentale, a toujours
défié les normes de l’expression
commune. Néanmoins, avec l’emprise
accélérée de
Big Data ainsi que
l’emploi commercial impératif des
méthodes d’analyse des humanités
numériques, avec le surcroit
d’efficacité espérée de l’intelligence
artificielle et des moyens d’information
que Google, Facebook, Instagram,
LinkedIn ainsi que d’autres
compagnies numériques à vocation globale
fournissent aux maisons d’édition, aux
musées, aux salles de spectacle et aux
publications privées ou publiques sur
internet, les instances créatives
intermédiaires ne jouent plus un rôles
neutre, ancillaire et lointain.
Nous entrons ainsi dans une nouvelle
étape des possibilités artistiques où
une dimension technologique de la
contrainte de publication et de
diffusion impose, de manière opaque, ses
propres contraintes intellectuelles bien
souvent sous couvert de contraintes
techniques (numériques) uniformisantes.
Cette tyrannie sournoise, agressive ou
passive, explicite ou maquillée, est
redoutable car, souvent ignorée par
l’utilisateur, elle impose une
co-signature insidieuse à toute fiction
(à toute expression artistique et à tout
marché artistique) ou tentative
d’information simplement inventaire. Qui
perd et qui gagne face à cet
autoritarisme? Qui tyrannise qui?
S’agit-il du « wokisme » qui s’impose
sur les réseaux sociaux ou bien, plus
confusément, de la classe vectorielle
qui dessine une « vérité » opportuniste
calquée sur ses propres besoins dictés
par les circonstances?
-- Sans même imputer une intention
malhonnête à tous ceux ou celles qui
contrôlent les vecteurs d’information,
il arrive que la manipulation des
discours et des images sous la férule de
Big Data
entraine la mise en
place d’un ensemble marqué
idéologiquement? Certes, mais selon
quelle conception de l’idéologie?
Dans la réalisation de toute fiction, de
tout spot publicitaire, de toute
chronique d’information, la distribution
des actants basée sur des critères de
sexe, de race, d’inclinaison sexuelle,
d’origine géographique, de
particularisme linguistique, porte en
elle un discours d’escorte apparemment
exclu, mais néanmoins facilement
réintégré dans l’interprétation de
l’ensemble offert au lecteur, à
l’auditeur, ou au spectateur. Lorsque
ces choix élémentaires touchant les
composantes de la pièce sont réglés par
des algorithmes commerciaux gouvernés
par les impératifs globaux des lois du
marché, la création individuelle doit se
plier, consciemment ou non, à cette
surdétermination numérique.
-- Dans le cas malhonnête des ensembles
créatifs produits dans le seul but
d’imposer des modèles impératifs de
comportement fascisés dictés par les
résultats obtenus par les systèmes
analytiques des comportements sociaux,
tout travail de production
intellectuelle est perçu comme une
tentative d’établir un conformisme
social moutonnier contrôlé par les
instances d’une élite autonominée. Dans
ce cas extrême de « société du
spectacle » orchestrée par les
contraintes algorithmiques imposées où
domine une éthique utilitaire de
l’après-vérité, et où toute performance
est foncièrement un monde de l’illusion
et de la fiction édulcorante, les forces
du refus singulier dans les « cabanes »
des « territoires extérieurs »
comptent de nombreux
partisans qui élèvent l’ordre occulte
des hackers au rang de seule résistance
légitime capable de nous protéger de la
tyrannie de
Big Data. Est-ce que
ce frais monde anticonformiste de la
contre-utilisation du numérique laisse
apparaitre aujourd’hui des œuvres
inédites et inouïes porteuses de zones
de liberté et de libre pensée ? Et si,
pour nos contributeurs, ces « zones
libres » existent quelles sont les
formes innovantes
(tyranniques ?
destructrices ? inhumaines ?)
qui
les caractérisent ? Quelles parties de
nos sociétés sont les plus vulnérables ?
Pourquoi ? Existe-t-il, à ce jour,
quelque part, un mode de production
artistique important capable de contrer
« efficacement » l’impact et l’emprise
multiforme des algorithmes et de
Big
Data outre celui du détournement des
hackers ?
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Formules 22 [novembre 2020]
Formules 21, [décembre 2018]
Le dernier numéro de la 2e série FPC 12 est paru en 2016 Le numéro 13 premier numéro de la 3e série est paru en 2018 publié par les Presses Universitaires de Liège
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Le projet e-poésie de Michel Clavel: Paris en cube
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